TROISIME PARTIE:
La vrit et lagir :Que vaudrait une survrit qui nengendrerait rien ? Une survrit qui naurait aucune efficience garderait-elle encore son caractre sur-vridique ? Ou ne serait-elle pas plutt trop impeccable, trop littrale, pour pouvoir tre mise luvre. Nous ne sommes pas des tres dont le seul but serait dimaginer de beaux concepts ou de belles images et qui patiemment devraient attendre que la vrit et pour Janklvitch la survrit surviennent. Non, nous sommes des tres de lintervalle : cest--dire de lentre-deux, nous vivons cheval entre le faire et ltre. Notre nature est dosciller. Que nous prenions conscience de notre faire et notre tre en ptira, et vice-versa. La survrit ici nous renvoie donc au faire.
Vient se greffer en plus la tentation de la ritration imitative. Guy Besse reprenant une phrase de Janklvitch la remarqu, "Lhomme en devenir, lhomme-intervalle est incessamment tent par lacadmisme, le plonasme, la paresseuse mutation de lindit en recette pour la suite"
1. Notre tentation est de nous laisser porter par lvnement. Notre tentation est de transformer lamour en une catgorie. Bref, notre amour ne voudrait tre que grammatique.Or les vertus ne viendront pas toutes seules, et comme : "le Bien tant fait pour tre, il est laffaire des militants "
2. Et les militants du Bien sont chacun dentre nous. Nous existons, non pour tre passivement, et accuser rception de notre tre et de notre devoir, mais pour nous faire tre et faire tre le Bien, les vrits et la sur-vrit."Etre cest en effet essentiellement faire et oeuvrer"
3 do la ncessit dexplorer cet univers, jusqu prsent laiss de ct, de lagir moral, et dtudier aussi ses relations avec la vrit et lamour.
A) Dire ou faire :
1/
CASUISTIQUE DU MENSONGE. LORSQUE DIRE ET FAIRE SE RENCONTRENT. LENGAGEMENT.Pour agir dune faon claire, le plus souvent nous essayons dexprimer ce que nous allons faire. Le dire est alors une prparation au faire. Mais bien souvent nous pensons que dire cest dj moiti faire, et pourquoi pas, quil sert viter de faire. Il y a plus dune manire doublier de faire, en se retranchant derrire le verbe. Cest--dire quil existe plus dune manire de faire croire et, donc de mentir. Il faut comprendre pourtant que le mensonge est "quelque chose". Indirectement il est vecteur dune certaine vrit --fausse, certes, mais cette fausset est vridique. "On ment bien par la bouche" exprime Nietzsche
4 ce qui marque la vrit inluctable du mensonge aussi "inluctable que lauthenticit de lillusion"5. Le mensonge tombe ds que lon commence linterprter. Les paroles du menteur montrent par leur attitude et leur travestissement un certain genre de vrit, dans ce sens elles sont vraies6. L o elles sont fausses, cest lorsque lon dcide de les interprter, cest--dire de se rendre compte de leur adquation avec ce quelles prtendent.Tout se passe en ralit avant le mensonge, dans lintention du menteur. Le menteur veut tromper. Mais il se peut quil ny arrive pas, ou plutt sil y arrive, il se peut que ce soit laide de la complaisance dautrui
7. Ici linsincrit est des deux cts. Et des deux cts, "la superconscience englobante, qui est la conscience sincre de la surconscience"8 vite de paratre. Alors le mensonge senlise. Car il na rien danagogique le mensonge. Il spaissit et sembourgeoise autour dune formule qui enferre "une dupe trop crdule"9.Seul lamour sauve, car seul il lira, eu gard "sa comprhension et son intellection charitable", " livre ouvert dans les nigmes du mensonge"
10.Mais ce nest pas tout, car le menteur par le dtour interprtatif quil nous oblige raliser assouplit notre intellection. Cest rellement une odysse laquelle nous invite chaque menteur. Une odysse afin de retrouver dans les ddales de la confusion, une petite Ithaque de vrit. Cette gymnastique introduit lide de djouer les plans du paratre hypocrite, pour quenfin lon nait plus jouer, afin "dtre un jour tout simplement ce que lon est"
11.Amour et mensonge sont lis troitement daprs Janklvitch
12. Notre refus de comprendre notre frivolit tant li notre manque dintrt humain. Bref, on ne comprend pas on juge. On condamne sachant que la condamnation engage bien moins que la comprhension qui est dj un aller au-devant de lautre. Comprendre cest prendre activement lautre pour sujet humain, le condamner cest le cristalliser dans une attitude et en gros lobjectiver. Juger, cest dj se mettre avant tout hors de cause. Or Janklvitch, ne prcise-t-il pas que sil y a "des fourbes autour de nous cela ne nous fait pas honneur "13. Les menteurs, dans le mme esprit, ne sont-ils pas un reflet de notre tat desprit : "A chacun les menteurs quil a mrits et qui lui renvoient fidlement son image"14.Alors au lieu de juger le mensonge soyons plutt gnreux avec lui, cessons de manquer de gnrosit, ce qui est pour le philosophe "la cause fondamentale du mensonge"
15, car en fin de compte "tout le monde a tort et des comptes rendre"16.Ce problme du mensonge nous a introduit en ralit lide de sincrit. Car le mensonge peut intervenir trois niveaux, et cest lorsque ces trois niveaux divergent entre eux quil y a mensonge. Ainsi lunion de ces trois niveaux, qui sont le dire, le penser et le faire, sils manquent de sincrit concourent au mensonge. Crer laccord entre ces trois moments, cest donc essayer de djouer les piges de lhypocrisie.
Ces piges de lhypocrisie qui sont, de ne pas faire comme lon dit ou lon pense, de faire ce que lon dit, sans penser ce que lon dit ou fait, et dautres multiples combinaisons retorses nous enjoignent non de nous mfier des autres, mais au contraire de lui faire confiance, et cela au-del de toute logique. Cest ce que prconise en effet Janklvitch.
Non quil faille tte baisse et cote que cote se jeter navement chez le menteur avec nos belles paroles. Mais avec sincrit aller de lavant vers lui, et lapprivoiser en sachant que la mfiance engendre chez autrui immanquablement, le dsir de tromper, tout comme la sincrit profonde engendre elle aussi le dsir dtre sincre. Car la sincrit peut tre diffusive par contagion
17.Sincrit, srieux, sympathie sinterpntrent ici pour faire natre la vrit "dans une invitation au recueillement et la profondeur"
18. Au-del de toute logique donc, cest--dire dans lesprit qui nous est inspir par lamour nous devons notre tour inspirer lamour et la confiance. Pour cela il faut commencer par, "Dire ce que lon pense - voil toute la formule de la Franchise"19.Ainsi les fianailles du dire et du faire se font sous les auspices de la sincrit. Les trois formules de la sincrit sexprimant dans les trois accords suivants "accord de la pense et de lacte; de lacte et du propos; de la pense avec elle-mme"
20 il faut une volont dcisive de conformit, qui ne peut tre quune volont sincre. Le lien entre le dire et faire est celui dune relle bonne intention sincre. Lintention chez Janklvitch, sexprime dans la volont de laction et du fait. Le dire na pas la parole efficiente, elle nest pas en cela magique, il faut la mettre en uvre car parler cest tout juste ne faire quun bout de chemin. La sincrit courageuse veut la fin et les moyens : "Une volont daction sans la volont de luvre serait simple athltisme, asctisme ou besoin sportif; volont ludique mais non srieuse"21.On peut promettre beaucoup et ne rien faire aprs. Cest penser que le dire nimplique pas le faire et mme plus que cela, cest penser que le dire nest que lettre morte qui nimplique rien. A ce titre tout et nimporte quoi pourrait tre dit et, justifi, si cela nengage rien, cest--dire aucune action. Cest ainsi que lon peut affirmer que lorsque dire et faire se rencontrent, le faire agissant rtroactivement sur le dire, montre que celui-ci ntait pas du "bluff" : "car cest dans les actes que lon reconnat le srieux et lauthenticit de la bonne volont"
22 et pas ailleurs. Finalement, dans la rencontre mutuelle du faire et du dire, le dernier mot revient au faire.Quelle voie reste-t-il alors lhomme de bonne volont si ce nest lengagement avec toute son me ? Pourquoi ? Parce que les restrictions que peuvent lui dicter sa conscience, outre le fait de le diviser et de le faire tomber dans la "dmentia"
23, rendront cet homme insincre, ou avec lui-mme, ou avec les autres. La linarit des actes humains doit trouver sa source dans lunit de la conscience humaine, elle mme rvlatrice de la sincrit, et de la conciliarit, Sobornost 24, des multiples consciences internes, car "linsincrit soi suppose le pluriel des consciences internes"25.Lengagement faire que prconise Janklvitch donne le rsultat de "devenir ce quon est"
26. Si tre va de soi, tre-soi est de lordre du courage. Mon moi reste conqurir car "je suis Moi cest dire que je le deviens"27, donc que ma vrit prsente est toujours en-de de mes propres possibilits, inscrites dans mon Ipse. En gros, je suis toujours faire, donc jai toujours aller rattraper ma vrit celle, qui est inscrite dans mon ipsit et que je nai jamais fini de dvelopper ou dplier. En consquence "celui qui ne fait rien nest rien"28. Celui qui nactualise pas son tre est donc moins que de lair, son efficience tant nulle on peut le considrer comme inexistant.Noublions pas aussi que sengager faire cest aussi se donner or "pour se donner il faut sappartenir"
29. Ce passage lacte de ltre au se faire-tre est pour Janklvitch, signe de courage : "cest la vertu du passage lacte"30.2) SE FAIRE TRE CONTRE UN DIRE CREUX ET VAGUE : VIVRE. DE LINSTANT LINTERVALLE :
"Et moi aussi jai voulu tre. Je nai mme voulu que cela;
voil le fin mot de ma vie : au fond de toutes ces tentatives
qui semblaient sans liens, je retrouve le mme dsir :
chasser lexistence hors de moi, vider les instants de leur graisse,
les tordre, les asscher, me purifier, me durcir,
pour rendre enfin le son net et prcis dune note de saxophone."
Jean-Paul Sartre, La Nause, page 246. Op.Cit.
31Avoir le courage de sappartenir au lieu de se laisser appartenir par son tre ou par le temps qui passe cest demble rompre avec une situation donne et premire. Lobstacle de ltre cest lobstacle du passif de la passivit du laisser-tre. Cest aussi ds que ltre sveille lui-mme lobstacle de la rtrospection et de lintroversion "car la conscience de soi est comme la libert elle-mme une arme double tranchant(...)elle est aussi perversion et nous dtourne de notre vocation qui est daimer et dagir"
32. Elle est lobstacle primordial linnocence qui "suffit rendre la puret impure, faire de la blancheur immacule une grisaille"33.Comment faire pour faire, pour vivre en se faisant vivre, sans tomber dans les piges dun tre trop passif et "embourgeois" ou dune conscience trop scrupuleuse ? Penser ou faire, lalternative semble tre celle-l. Une alternative un peu trop manichenne peut-tre. Allons donc contre "ces chevaliers du dilemme simpliste !"
34. Car faire sans jamais se rendre compte que notre faire doit-tre issu dun choix, donc dune rflexion, ce serait tomber dans les piges encore plus nfastes de lhabitus ou de linconscience.Il faudrait plutt pouvoir allier dire et faire, au lieu de les opposer. Faire en sorte que le dire invoque le faire, cest un premier pas, mais ce nest pas suffisant. Car aprs tout dire ce nest pas faire.
Pour faire de quoi a-t-on besoin ? Tout simplement de vouloir. Et vouloir nest pas difficile
35. En tudiant lacte crateur, le philosophe nous annonce que la cration vient dun acte drastique, issu dune dcision qui est effective immdiatement. Ce faire primordial et diste est un faire qui fait tre36. Si nous sommes "Dieu dun milliardime de seconde"37 cest dans cette possibilit que nous avons, nous aussi, de crer en faisant tre. Mais nous sommes noys dans les discours. La parole semble oblitrer le champ de notre effectivit. La parole renvoie notre condition humaine qui est dtre, en tant que, quatenus, tel individu ayant tel statut social et dans certaines limites. Nous sommes en tant quhumain prsent ici ou l toujours pris dans un discours justificatif. Alors que le faire cre sans justification, il fait, un point cest tout. Notre tre nous impose le discours pour savoir le pourquoi et le comment. Mais le danger cest de nous perdre dans les circonlocutions, les propositions, au lieu de faire purement et simplement. Car sil fallait toujours peser le pour et le contre, il se peut que jamais nous eussions ralis quoique ce soit.Faire est lacte dun instant. Celui dun milliardime de seconde qui est tout empreint de mystre
38. On peut dire aussi que cet acte thtique qui pose la possibilit de lexistence, donne tre. Ny a-t-il pas ici lide dune gnrosit efficiente ? Quel est lacte gnreux par excellence, si ce nest celui qui fait tre, qui donne la possibilit dtre. Ainsi faire est au-del de toute justification possible puisquil est lacte qui pose ltre et avec lui sa justification39. Daprs Janklvitch, on rejoint Plotin disant de lUn quil "est avant le plus prcieux, pro tou timiwtatou..."40. Cest dire avant la valeur, dans le langage de Janklvitch, car lacte qui fait donne dans le mme instant sa justification. Cest dans lacte que lon trouve la raison de lacte et pas ailleurs. Car lacte porte la cration, le don et lamour en lui. Il est de ce fait lirraisonnable par excellence. Il comprend ce qui est incomprhensible. Au lieu de palabrer sur ltre et ses modalits le faire fait tre, et l tout discours est renvoy dans ses bla-bla obscurs. En bref, le faire na que peu de choses voir avec un dire prvoyant.Vivre, dans cette mesure revient se faire tre en faisant. Seul alors notre faire nous fait tre. Cette dit dun milliardime de seconde, que Janklvitch nous accorde, sert nous faire tre, car bien videmment nous ne sommes pas comme le crateur absolu, capable de crer dautres tres humains vivants. Mais notre cration est dun ordre plus modeste; elle nous fait tre, car en crant on se pose demble comme crature cratrice. Mais ce faire tre l ne dure quun instant. Cest effectivement pendant la trs courte priode du faire que nous nous faisons tre, et le reste du temps que sommes nous ? Ce reste du temps Janklvitch lappelle lintervalle; intervalle entre deux instants drastiques, eux-mmes inscrits au sein de lhumaine condition. Tout homme tant lui-mme compris dans un intervalle ontique "plus grand" qui est celui entre la naissance et la mort.
Vivre nest donc pas facile. Lcueil viter tant de se reposer dans lintervalle, cest--dire que linstant du faire "soppose en cela au Devenir et lEtre"
41. Le devenir qui est continuation "dinstants dilus et dtendus" et ltre qui est "conglation de linstant". Vivre, dans cette mesure nest pas seulement faire mais aussi refaire. Comme "lhomme est le Dieu de linstant"42 notre penser, notre dire doivent tre sans cesse, dpasss par lacte. Car lhomme nest demi ou moiti de dieu que parce quil est un "faire tout emptr dans ltre".Voil o se cache la vrit du vivre de lhomme, dans ses oeuvres car les paroles ne suffisent pas. "Crer, commencer, donner : ces instants prvenants se rsument dans le joyeux mouvement damour, qui est la reposition humaine de la position fondatrice"
43. Lhomme se refait en crant. Il se cre en donnant. Bref, il cre par amour.Nous en arrivons au problme crucial du vivre de lhomme et de son devenir. Lhomme est n sous le signe de lalternative
44. Il est pris entre des instants clairs dintuition, qui lui font faire et un dsir de stagner dans son avoir fait comme sil trouvait quil en avait assez fait comme cela. Soit il choisit lintervalle o il "sallonge sur le divan du devenir"45 soit il choisit la vigilance aux occasions de faire, qui lui permettront dexercer sa libert46. Or les occasions ne se cachent pas. La vrit est quelles sont plthores, simplement il sagit pour nous dtre capables de pouvoir les reconnatre.Linstant de loccasion, cest linstant de la vrit. Tenir en quilibre le plus longtemps possible au sommet dun instant fugitif, cest "tenir au sommet de la vrit"
47. La vrit nous est donc donne. Non, dans lattente passive, mais dans la vigilance active qui nous fait tre aux aguets et lafft. "Cest ainsi que tout peut devenir occasion pour une conscience en verve capable de fconder le hasard et de le rendre oprant"48 et il ny a donc "pas de rgles"49 pour la capture de la vrit.Sur cette faon de voir la vrit peut-on asseoir une sagesse
50 sinterroge Janklvitch, car aprs tout que faire de vrits inutilisables. Or la multiplicit des occasions semble que nous puissions rpondre oui. La vie cet gard est considre comme lOccasion des occasions51. Sans ce vivre acrobatique qui nous force tenir en quilibre sur cette trs fine pointe de linstant, cet acumen acuminis, nous ne pourrions rien connatre. Les discours ne nous font pas connatre. Nous savons immdiatement, dans le feu de loccasion vigilante, tout ce quil y a savoir. Le discours nexiste pas avant, ou alors tout au plus comme une sorte de propdeutique vasive, mais qui ne peut pas tre de lordre du tout-autre ordre de la vrit, et nexiste aprs que comme signe de notre retombe dans lpaisseur dun quotidien qui nous fatuitise.Si nous ne russissons pas nous maintenir sur cette trs fine pointe, cest quil nous faudra jouer les acrobates. "La solution est lointaine comme lhorizon"
52. La solution est dautant plus lointaine, que notre agir se doit dtre inspir, cette inspiration ne pouvant venir que dune conscience amoureuse en tat de grce. Le problme du faire et de ltre renvoie de ce fait celui de lamour et de ltre. Mais avant dtudier la relation de ltre et de lamour chez lhomme, nous avons comprendre lexemple, du faire divin bauch prcdemment, et qui nous aidera prciser la vrit humaine de lhomme. Forts de ces analyses prliminaires, nous caractriserons les principales notions qui font la vrit de tout agir, pour enfin reconnatre et tudier ce qui fait le fond de laction humaine et divine, savoir lamour.3) DE LEXEMPLE DE DIEU LIDE DE LHOMME : IMPLICATION DES VERTUS DE LA VRIT DANS LA VIE HUMAINE.
Ce je-ne-sais-quoi qui apparat et disparat qui est fere absconditus, presque cach ou cach de temps en temps, ne peut-il tre rifi ou plus exactement difi, en bref, assimil au Dieu des chrtiens ? Il semble que Janklvitch ait pens que cette assimilation pouvait se faire
53. Nous aurions, linstar dEurycle, un vague pressentiment qui nous induirait reconnatre dans le je-ne-sais-quoi ce Dieu des chrtiens. Et en ralit la ressemblance est forte. Le problme est de savoir si Janklvitch emploie le terme je-ne-sais-quoi aux lieux et places du concept chrtien de Dieu, ou y aurait-il une ressemblance qui serait dordre pneumatique et non grammatique ?Que veut dire Janklvitch lorsquil parle du je-ne-sais-quoi ? Cela nous semble important de le prciser dans la mesure o il pourrait y avoir lgitimement confusion entre la vrit du je-ne-sais-quoi et celle du Dieu chrtien. "En parlant dun je-ne-sais-quoi, nous exprimons seulement le fait que lapparition disparaissante chappe toute rationalit, mais quelle nest pas moins rfractaire aux mtamorphoses de lanthropomorphisme"
54.Ceci pour prciser lide que la vrit du je-ne-sais-quoi nest pas adquate lide dun Dieu dont la caractristique serait dtre "une sorte de divinit qui sappellerait apparition-disparaissante"
55 et qui serait un dieu "feu-follet".Pour la simple raison quun je-ne-sais-quoi, il est impossible de faire de lui une image personnifie. Lide dun Dieu mort et ressuscit, cest--dire de temps en temps visible, (Cf. les pisodes des diffrentes apparitions post-mortem de Jsus : lapparition au tombeau, Emmas, lapparition devant Saint Thomas... ), donc fere absconditus, ou cach de temps en temps, peut paratre compatible avec le je-ne-sais-quoi vasif, impalpable et indicible.
Mais le je-ne-sais-quoi nest pas une religion avec un dieu anthropomorphique, et Janklvitch nest pas un gourou qui vient proposer une nouvelle forme de systme thologique.
Pour une autre raison enfin, qui est que le "crateur opre hors catgories"
56. En tant quil opre, il fait-tre. En tant quil est hors catgories, on ne peut rien dire de lui avant quil nait opr. Aucun moyen rationnel nous est permis afin de savoir ce quil est. Tout ce dont on peut se rendre compte cest qu il est. On peut dire que le crateur donne ce quil na pas lui mme, car sil lavait, il laurait de toute ternit. Et de ce fait il noprerait plus hors catgories mais avec et dans les catgories ce qui nous permettrait de le connatre avant ses oeuvres. Le je-ne-sais-quoi caractrise cette ide sans tre pour autant le Dieu qui opre hors catgories.Il caractrise dautant plus cette ide quil peut la caractriser chez lhomme dont lme est elle-mme "nescioquid relatif"
57. Car lme de lhomme, je-ne-sais-quoi relatif, est solidaire "dune existence physique"58. Il est prsent avant tout faire. Le crateur lui est un je-ne-sais-quoi absolu, cest bien un quelque chose dont il nous est impossible de dire ce que cest; on ne peut que dire "il y a", ou "cela est" qui donne en crant, qui donne ce quil na pas lui-mme59. Puisque, encore une fois, sil lavait on pourrait le connatre parce quil possderait les attributs de la catgorie. En revanche lhomme donne sous le signe de la pnurie. Ce quil donne il ne la plus.Mais il peut aussi donner et possder encore. Le don dun sourire lorsque celui-ci nest pas forc reste un don inpuisable. Pourquoi faut-il "quil ne soit pas forc" ? Car pour Janklvitch linnocence sauve de tout. Et mme de limpossible. Nous avons nous aussi des trsors inpuisables. Seule notre conscience y fait obstacle
60. notre conscience forcerait notre sourire, et nous rendrait alors complaisants.Si lhomme est un Dieu relatif, cest parce quil est physique, donc impliqu dans un temps qui le charge dtre, de devenir et de faire. Dans un temps qui le force sexprimer, dire et redire, faire et refaire. Avec lhomme louvrage est toujours refaire. Il ne peut asseoir aucune sagesse sur ces trs fines pointes de linstant qui aussitt quelles apparaissent, disparaissent. Il ne suffit pas quil soit ou quil dise pour que tous ses possibles sactualisent.
Il lui faut certaines qualits afin de ne pas perdre cette vrit qui le temps dun instant a suspendu son vol. Tout dabord il faut lhomme faire retrouver une certaine innocence. Retrouver cette possibilit du don sans arrires penses. Pourtant nous nous heurtons la vrit de notre dignit humaine qui est le pouvoir de prendre conscience. Or "comment ltre pensant peut-il sempcher de prendre conscience ?"
61. Difficult suprme que Janklvitch na pas la prtention de rsoudre simplement. Comment faire ? Il ny a pas de rgles. Ici encore, linstant de la bonne manire issue de lintention directe prvaut toute autre vrit.Les autres qualits qui peuvent soutenir la vrit du bon mouvement sont au nombre de huit pour Lucien Jerphagnon
62. Toutes nous les connaissons. La seule chose qui fasse quelles ne seront pas biaises par les piges de la bonne conscience cest leur attachement sans fausse complaisance, sans prtention, la vertu premire et aussi ultime. Celle que lon appellera Amour. Cest dans et par cet attachement primordial lau-del de toutes les vertus, que ces dernires prendront leur vritable visage et ne pourront devenir des singeries63.Certes lamour parat tre la vrit ncessaire toute conduite humaine, mais elle ne serait pas utile si lon ne devait pas faire. Si nous ntions pas plac sous le signe du devoir tre. Si nous ntions pas placs dans la ncessit gnrale de leffectivit.
B) Leffectivit et ses caractristiques :
1) POURQUOI EN GNRAL FALLAIT-IL QUE ?
Cest--dire pour quelle raison cette ncessit du fait-que ? Le "fait que" exprime ici toute la connaissance que nous pouvons dtenir. Car ici notre connaissance se heurte linconnaissable par excellence. Linconnaissable est ce sur quoi tout se fait, cest--dire le temps, ce sur quoi tout se heurte et se forme. Le temps dont nous ne connaissons pas le pourquoi mais juste le fait quil soit.
Alors pourquoi fallait-il quil fut ? Nous connaissons son effectivit et nous mconnaissons sa nature. Dans un autre ordre dide on pourrait dire, que lon ne connat pas ce qui fait la vrit de leffectivit. Quest-ce qui donne cette vrit inalinable leffectivit du temps ?
Autant de questions qui toujours nous ramnent notre propre finitude. Cette vrit premire sans laquelle nous ne serions pas ce que nous sommes. Pourquoi alors la mdiation
64 du temps nous est-elle obligatoire ? "Pourquoi lalternative" 65 ? "Lorgane-obstacle dans sa duplicit mme, nest-il pas la misre des misres ?"66. Toutes sortes dinterrogations qui sont ce que Janklvitch nomme le "pourquoi avec exposant", "le problme du problme"67. Ces interrogations sont pour le philosophe autant de rvlations de notre misre. Notamment lorsquil prend lexemple de Socrate et de son ironie. Pour lui cest une misre que Socrate soit oblig de passer par le mouvement ironique pour nous faire comprendre la vrit. Pourquoi ce dtour au lieu dune comprhension directe ? "Nest-ce pas une forme de misre que cette obligation dattnuer la vrit ?"68. "Apparemment il (le crateur) ntait pas magicien"69. Et il na pu suivre des voies moins tortueuses pour arriver ses fins.Pourquoi ? Nous nen savons rien. Do cette ide que la recherche de la vrit nous plonge dans le dsarroi avec la permanente ide de lambigut et de lambivalence, par exemple de lorgane-obstacle. En filigrane se profile toujours le problme du temps "qui nous impose lexpectative"
70. "Finalement le pourquoi ? reste sans cho et se perd dans le silence"71.Le problme de leffectivit, cest sa raison dtre. On ne comprend pas le fait-de
72. On ne comprend pas le fait de la douleur, par exemple. Et l tout lunivers optimiste Leibnizien scroule. Par exemple dire "la souffrance cest la vie qui se dfend pour survivre" "est-ce un prtexte de la mauvaise foi et pour tout dire un sophisme ?"73.De l lide trange de Janklvitch, mais qui aprs ce que lon vient de montrer est largement atteste par les faits : "Le temps est la forme priori de toute mconnaissance"
74. Car le temps, ce sur quoi tout se fait et se dfait est aussi ce sur quoi tout se comprend et se mprend. Bref "le temps est un je-ne-sais-quoi"75.Pourtant mme si le temps a en lui inscrit cette tare de la mconnaissance "la vrit et lvidence ont toujours le dernier mot..."
76.Janklvitch exprime ici toute lambigut et lambivalence du fait du temps. Le temps est multiple selon quil est mrissement ou malentendu par excellence, selon quil est possibilit de la rvlation de linstant
77 ou intervalle qui spaissit.Aussi na-t-on que le temps que lon mrite. Et le fait de la vrit finira par sbruiter...Les calomniateurs sessoufleront tt ou tard
78. Et nous pouvons ajouter : le temps lui aussi sessouflera pour chacun de nous, et un jour nous, si lon peut dire, plus exactement les tmoins, ceux qui resteront, sauront notre vrit. Pour les poseurs la mort sera leur seule vrit, car pour une fois cest du srieux79.Bref, la connaissance est "un jeu avec linsaisissable"
80 et, le temps est le support de cet insaisissable. Le devenir est ce titre "linsaisissable manire dtre de ltre" : "le temps est lintention de ltre"81. Le temps est la seule manire dtre de ltre.En revanche lorsquil sagit de lhomme et de son faire le temps ne suffit plus. Il doit faire natre le faire. Le temps seul nest plus suffisant. Il ne faut plus se laisser bercer par la douce berceuse du temps. Lhomme doit se faire tre drastiquement et, par un effet de sa volont sinscrire comme un tre part entire, avec ses raisons et, non se contenter dun simple advenir. Car tre ne demande aucun effort.
Tout est dans la manire et dans les occasions
82 que nous aurons dprouver nos manires dtre. Manires qui sont intentionnelles et qui sont excutables sur le champ. Sans essayer de renvoyer la chose faire plus tard. Cest tout de suite quil faut faire.De mme que "ltre absolu est le faire-tre port au comble de lintensit"
83. Pour lhomme "tre sera essentiellement faire et oeuvrer"84. Lalternative, qui va jusquau dchirement lorsquil sagit du faire de lhomme, quil soit moral ou non, nous est donc mise ici en vidence; entre ltre pur et simple continuation dans le temps, et le faire qui est lagir volontaire dans le temps.A la question du "Pourquoi en gnral fallait-il que..." la rponse ne nous donne gure de prcision sur la raison de lempirie. Dans Philosophie premire on peut voir une sorte de rponse lorsquil reprend le "Parce quil est bon" du Time de Platon. Creusant cette rponse, Janklvitch signale que Dieu nest pas crateur loccasion, mais quil est "toute cration"
85. Donc la question pourquoi tout cela a-t-il t cre, la rponse ne peut-tre que parce que. Cest--dire parce quil est crateur. "Ce Parce que circulaire nest donc que la rptition du Pourquoi"86. Mais cette interrogation radicale nous permet de soulever le problme du quod et du quid. Car si nous ne pouvons pas savoir les raisons qui nous font tre, nous pouvons nous interroger sur lempirie et ses manires dtre. Concept, sil en est chez Janklvitch, qui nous permet de mieux savoir ce que sont les limites de notre connaissance.2/ LE QUOD ET LE QUID :
Le "Pourquoi avec exposant" nous renvoie linterrogation sur le fait-de lempirie : sur sa quoddit ainsi qu la question sur la nature de ltre. Si nous cherchons savoir ce quest ltre la question restera sans rponse car toutes les copules attributives que nous accolerons ltre seront plus spcifiques que lui et le rduiront. Ltre nest pas un ceci ou un cela. En revanche nous savons "quil y a tre"
87, le fait de lexistence de ltre sans que sa nature puisse nous tre connue, cest ce que Janklvitch appelle la diffrence entre le quod (le fait-de) et le quid."Ce fait en gnral que quelque chose existe, ce je-ne-sais-quoi qui est le fait de ltre nous le nommerons le Quod "
88. En une formule lapidaire, "le nescioquid est la vraie quoddit du quid "89, le philosophe exprime lide que ce que nous ne savons pas, cest cela mme qui fait la consistance de ce qui est. Sans le mystre, il ny aurait pas de rel. Nous pouvons seulement apercevoir cette nature de ltre, cette vrit intime de ltre dans "un clair : comme vnement ou apparition"90.Car, "Je ne sais pas quoi, mais non notez-le je ne sais rien"
91 et cela laisse supposer que tout de mme, je sais un peu, sinon je ne pourrais mme pas affirmer que je ne sais pas quoi. "Je ne sais pas quoi donc jai vent de quelque chose; donc je suis vaguement au courant de la vrit"92. Nous avons aperu dj mais sans pouvoir sy appesantir, nous avons donc entrevu.Le concept du quid et du quod nous amne nous interroger sur la manire dont nous pouvons atteindre la vrit. "Tantt nous avons de la vrit diffuse et diffluente un sentiment vague, insatisfait, nostalgique, o sexpriment, comme lindique le nom "Je-ne-sais-quoi", limpuissance connatre exhaustivement (...)Tantt lentrevision se concentre dans lblouissement dune intuition, mais cette intuition ne dure que lclair dun instant"
93. Notre savoir balance entre deux options. Tantt nous savons les manires sans en connatre la raison. Cest ce qui se passe lorsque nous connaissons le quid sans le quod. Tantt, nous pressentons le quod sans le quid; cest--dire que nous sentons quil y a quelque chose savoir mais ce savoir nous chappe, impalpable, lger vanescent. Il nous est impossible enserrer dans les griffes dun homo loquax, vivant dans la continuation de lintervalle.Janklvitch laisse chapper un dsir " Quand le savoir trouvera-t-il lexistence consistante et la consistance existante, le quid et le quod, les incompossibles cumuls, la disjonction transcende, la vrit dans toutes ses dimensions ?"
94.Prenons lexemple concret du temps qui est cette effectivit, "cette quoddit sans contenu"
95 pour se rendre compte quel point nous vivons dans la disjonction. Le temps est lexemple par excellence o lon arrive deviner le quod sans en savoir le quid. De mme nous pouvons caractriser chaque moment du temps avec le quid et le quod : nous pouvons dire "est pass ce dont nous savons le quid mais nexprimentons plus le quod"96.Notre gnose, notre connaissance devrait tre caractrise par le "quod plus le quid" qui serait le savoir de linstant et de lintervalle, ce qui nous placerait dans un ternel prsent. Bref, nous caractrisons ici le Crateur. Mais essentiellement nous vivons dans lintervalle, ce qui ne nous procure quune demi-connaissance, un demi-savoir pour des demi-vrits.
Ce je-ne-sais-quoi pose donc un rapport privilgi et unique avec leffectivit. Car il est effectivit efficace "qui fait tre le reste"
97. Il est ce dont on a limpression fugitive, mais certaine quil est essentiel et que sans lui rien ne serait. Ce je-ne-sais-quoi de la quoddit permet les manires. Applique lhomme cette ide exprimera le fait quil suffira davoir quelque chose dire pour que les manires de le dire viennent toutes seules. Ici toute la logique des sophistes et des rhteurs est prise en dfaut.Mais comment faire car la philosophie dsire avant tout pouvoir sasseoir au milieu de ses concepts, la "fragilit extrme, de cet tat dinscurit permanente"
98 dans laquelle nous plonge cette demi-gnose nous force rester en tat dalerte et donc participer avec le monde, plus que si lon avait des concepts prts sadapter ce qui nous entoure.Cette analyse renvoie directement notre attitude dans le monde. Comment devons-nous apprhender celui-ci ? Dans quelle mesure ne nous embourgeoiserons-nous pas? Comment allier la prescience du quod avec les manires du quid ? Bref, comment devons-nous vivre ?
3/ LIRRVOCABLE, LAVOIR-FAIT, CE QUI EST FAIT EST FAIT :
Quelles sont les exigences respectives de la dimension du quid et de celle du quod ?Le quid implique la parole. Ce sont les raisons de faire et les discours sur ses raisons qui stalent "encombrent lagora parlent haut et fort". Le quid cest la manire qui veut sexpliquer. "Le quid est ce qui stale dans lespace et se continue dans le temps"
99. En fait, cest la manire qui fait des manires. "Il ny a l rien que bluff et vanit des vanits, exhibition et inflation"100.En revanche le quod ne fait pas tant de manires. Il est le passage au faire tre. Il est "vraiment le tout autre ordre "
101. Dailleurs lanalyse grammaticale du quod comme conjonction "dsigne le pur fait impalpable quil faut faire"102. Bref, le quod dsigne ce "fiat extraspatial"103 dune ncessit de faire, relative notre courage.En regard de ce faire drastique les discours sont inutiles et illusoires. Surtout dans la mesure o lon peut penser que dire peut prparer au faire. Dun ct il y a le discours qui stale, et de lautre ce faire dun tout autre ordre. Pourquoi ? Parce que faire procde dun acte qui tranche, dun coup dun seul. Et dans lacte du faire tous les discours sont suspendus; certes les commentaires iront bon train plus tard et, dans le temps qui se continue, mais rien, non, rien, ne pourra faire que cet avoir-fait nait pas t fait. Car chacun de nos gestes dans sa simplicit, son unicit catgorique, dans sa plnitude ontique, fait natre avec lui lirrvocable.
Le temps de notre faire en plus dtre dun "tout autre ordre" ou cause de cela fait que chacun de nos actes est en-lui mme irrvocable. On ne peut pas faire que ce que lon a fait nait pas eu lieu. Est-ce peut-tre notre dignit ?
104. Car dans le faire cest tout notre corps qui est mis en jeu.Cest sans doute pour cette raison que notre corps peut aussi tre appel lorgane-obstacle
105 du faire. Car le faire, du fait de notre physicit, est un faire par instants, et non comme le crateur absolu, qui est "ce faire-tre ltat pur et continuel"106. "Lhomme est un tre qui opre"107 rappelle Janklvitch. Il a donc un vouloir. Et mettre en uvre ce vouloir. De lhomme nmane pas le faire. Il doit mettre en uvre ce faire car il est un tre de chair. Le Quod nous invite faire. Il est le signe de notre impratif faire.Il faut faire. Mais il faut faire dans le temps. Le temps reprsentant ce qui nous permet de faire. Car le temps "est par excellence la carrire de notre libert"
108. Cest dans le temps que nous pouvons dployer notre faire issu dun choix qui est avant tout moral. Notre faire est prise de dcision, et courage de commencer109. Il est donc bien cet "acte rvlateur entre tous"110 dont parle Janklvitch. Il rvle nos intentions car il les exprime et les dploie au seul regard de linstant. Il est limage relle, visible de la sincrit de nos paroles et de nos penses.Un faire cela se voit. Cela se voit et surtout cela reste. Ce qui est fait est fait et ne peut plus tre dfait. On peut changer ce qui a t fait on peut mme loublier mais on ne peut pas faire en sorte que ce qui a t ralis ne lait pas t. Introduire la notion de pardon, dans cette optique de lirrvocable, semble donc particulirement mal ais; ou peut-tre nen est-ce que plus facile, puisque lon sait que nous ne pouvons pas dfaire le fait davoir fait. On ne peut faire revivre les morts du massacre "irrmdiable"
111 juifs, tsiganes, homosexuels, tous tres dits "impurs", de la guerre de 39-45.Ainsi pardonner nest pas oublier ou remettre les faits, ou dire quils nont pas eu lieu. Pardonner est dun tout autre ordre. Parce que on ne pardonne que ce qui est impardonnable, on pardonne en se lanant.
Le faire porte en lui "les oeillres du courage"
112 qui sexpriment dans la dcision du faire "de franchir effectivement le seuil du rel et le Rubicond de lacte"113. "Le courage nest pas un savoir mais une dcision" titre Janklvitch114. Il est une dcision et cet gard il na pas besoin de la rflexion. La rflexion et la dcision sont deux ordres totalement htrognes. Lun ne mne pas lautre.Ce mouvement du faire-tre nexisterait pas sans le courage, nous lavons vu. Mais ce courage serait inexistant si la sincrit ntait pas l, pour lui donner un certain lan. De mme que dans le courage et dans la sincrit, lultimit pointe son nez. La mort est l sous-jacente qui donne du poids notre faire
115. La sincrit unifie les forces dun courage, qui sinon se perdrait dans le pluriel des consciences et des vouloirs116.Unification sans cesse ritre, et non uniformisation simpliste, car la sincrit "est coteux examen de conscience et ajustement inlassable de toute cette conscience tout son prsent"
117. La paresse est donc exclure."Plus gnralement celui qui ne fait rien nest rien; le non-tre est donc la limite extrme de la fainantise; linaction cest linexistence et finalement la mort"
118. Lexigence du faire implique dtre toujours sur la brche toujours en veil et de ne pas, comme les aptres, sendormir sur le mont des oliviers. Il est toujours lheure de faire. Ou mieux, tant que lon est en vie on a la possibilit de faire.Ce qui rend compte sans doute de la raison pour laquelle la joie nous anime. Le faire nous aide " percer le plafond de notre finitude"
119 dans ces instants bnis o loccasion nous permet "dtre franchement et en acte ce que lon est dj essentiellement"120. Nous retournons ici encore cette effective sincrit du faire, qui ncessite le surmontement de lobstacle de la vie quotidienne et de "leffort partout inscrit dans la rude vrit du mouvement "121.Leffort, lirrvocable dans lequel nous plonge toutes nos actions en plus de donner un poids invitable notre faire, nous impose de faire srieusement. Non, quil sagisse de pdanterie hautaine. Car le vrai srieux prend sa source dans le creux de la sincrit intime de chaque homme, et lui permet daccder sa vrit propre. Une vrit propre qui nest rien dautre que celle de devenir ce que lon est.
Bref, cette exigence du faire, dont Janklvitch montre la primaut ontique absolue, sur le dire seul ou le penser seul, pourra peut-tre nous permettre de distinguer, "les bonnes intentions des fausses bonnes intentions"
122. Dautant plus que la constance dans leffort est renouveler chaque faire.Ce qui est fait est fait une bonne fois pour toutes, mais est-ce suffisant ? Doit-on pour autant penser que ce qui est fait nest plus faire. Mais que sagirait-il de montrer dans le re-commencer ? Serait-ce imitation ou puret de lintention ? Pire, un faire qui se duplique prend conscience de son courage, de son innocence, et se regarde faire pour finalement simiter. Manifestement, il manque quelque chose pour que lon comprenne mieux le sens de ce faire si important. Il manque sans doute une valeur, dfaut de terme plus appropri, ou plutt une sorte de je-ne-sais-quoi pneumatique propre donner sens et vrit un faire, sans lequel nous ne serions rien ou "non-tre"
123. Cette notion transfigurative ne pourrait-on pas lui donner le nom damour ? Cest ce que dans cette dernire partie nous essayerons de sentir.
C) Le faire se dcline selon lesprit de lamour :
1) CONTRE TOUTE RAISON CE QUI EST FAIT RESTE FAIRE :
Il faudrait pouvoir introduire lide de capitalisation et de progrs pour que le faire donne limpression que ce qui est fait, est acquis une fois pour toutes. Y a-t-il pour Janklvitch une capitalisation vertueuse ? Car le faire ici est avant tout moral. Un faire se mesure au degr dintention qui le prcde. Or tous les hommes procdent par intention, le problme est de savoir quelle est la nature de cette intention. Mais la question du degr dintention est bien vite inutile lorsquil sagit de se rendre compte que le faire, comme nous lavons vu est inscrit dans le temps. Il sagit donc de savoir si le temps est garant du faire, et dans quelle mesure il lest effectivement."Il ny a pas de progrs quantitatif ni de capitalisation vertueuse"
124. Si le temps est garant de lavoir-fait il ne lest donc pas de lintentionalit de cet avoir-fait. Lintention est lobjet le plus fuyant de la philosophie et comme cest l lobjet premier de la philosophie morale, qui est dj parmi la philosophie quelque chose de particulirement vanescent, il sensuit que Janklvitch ne peut quaffirmer que "Le malentendu est la revanche de la philosophie et de la morale, sciences inexistantes, inutiles, qui ont pour objet les choses les plus invisibles et les plus controversables"125. Une nouvelle fois nous comprenons combien il serait difficile davoir, en morale, des certitudes.Ici, ltude de lintention simpose. Savoir ce quelle est, pourra peut-tre nous faire nous rendre compte de la raison pour laquelle on ne peut la faire durer dans le temps.
Lintention est bonne ou mauvaise immdiatement pour Janklvitch
126. Elle nous claire immdiatement dans le trs court laps de temps de linstant. Elle ne fait aucune rfrence des valeurs antrieures. Lintention provient de limmdiat vouloir et cette accolade avec limmdiatet purifie le faire. Pourquoi cette bont de lintention immdiate ? Son immdiatet rvle son fond. Dans limmdiat on ne cherche pas de rfrences et de valeurs quoi se raccrocher. Ici le premier mouvement est le bon. Car il est celui qui vient "dune certaine allure du vouloir et du coeur"127. Lintention immdiate du faire montre dans les oeuvres ce qui semble tre cach, cest--dire le trfonds de notre vouloir. "La valeur de lintention est donc catgorique et anhypothtique"128 car elle est sourde toutes les sirnes des multiples autres raisons, de faire ou de ne pas faire. Lintention est toute entire tendue vers laction, elle ne dlibre pas.En revanche la vrit nest bonne ou mauvaise que "selon les cas"
129. En effet la vrit peut- tre bonne dire dans certains cas, mais savoir sil faut toujours dire la vrit au malade relve dun cas trs particulier. La vrit nest pas juge daprs lintention qui la prvaut. Au contraire de lacte qui, lui, est toujours jug daprs cette intention "Cest en effet daprs lintention (...)non daprs le rsultat(...)que lon juge (crinein) dun acte"130. Lintention est transcendante car elle est "au commencement et la fin de tout"131. Elle est le pneuma qui donne vie lacte. Alors que la vrit en soi nest rien; cest dans sa mise en uvre quelle devient vraie. Cest dans lintention que lon a de la faire parler, que la vrit acquiert ou non ses lettres de noblesse. Seule la manire de se comporter et de faire acte de vrit compte.La vrit dans cette perspective est immdiate et actuelle dans luvre et, lorsque lon cherche la juger devient maladroite et fausse. Car "quand nous sommes enfin dans la vrit", cest--dire lorsque nous croyons que nous sommes dans le vrai "quand la chose dont nous fmes contemporains -une uvre un choix faire, un problme- est enfin comprise, cest notre vrit qui nest plus actuelle"
132. La vrit nest donc jamais contemporaine du mouvement fait par lintelligence pour la reconnatre comme telle. La vrit ne se remarque donc que dans les oeuvres.Or ces oeuvres renvoient lintention qui les prside. Cette intention est toute entire concentre dans un devoir faire qui est aussi un devoir tre.
Le faire dans cette optique reste un faire toujours renouveler. Quelque chose qui est fait est fait, bien sr, et nul ne peut dfaire ce qui a t accompli, mme pas Dieu. Pourtant il reste encore se demander, si lintention, qui est llan de laction, na pas chang. Car la caractristique de lintention est dtre un quelque chose de fugitif, qui se donne tre dans lclair dun instant, celui de la concidence du faire et de la bonne occasion
133.Comme pour une conscience en verve tout peut-tre objet dune bonne occasion
134, il suffira que notre intention de bien faire prside lattention que lon portera au rel. Un peu la manire de cet Eros du Banquet "toujours lafft des choses belles (...); nest-ce pas un chasseur doccasions ?"135.Mais ce nest pas suffisant, lintention doit viter lcueil de la conscience.
2) LA COMPLAISANCE, LINNOCENCE, LA SINCRIT :
Le mouvement de lintention est lie dune trs troite manire la faon dont la conscience apprhende les vnements de la vie. Si lintention tait pure alors la conscience du geste intentionnel naurait aucune incidence sur le geste lui-mme. Mais lintention est aussi brve et clairante que lclair. Lintention est greve par le mouvement interne qui prend conscience du geste.
La complaisance, cest le retour sur soi. Cest le mouvement moral qui ne saccomplit plus dans linstant
136 mais qui se regarde comme chose accomplie et acheve. Tout le contraire de linstant du mouvement intentionnel qui est "semelfactif". Cest--dire qui ne sest accompli quune seule et trs unique fois. Ce mouvement dans son unicit nous fait douter de sa venue. Car ce qui est arriv une fois devenant pass et ambigu respire le flou, et dj nous nous demandons si ce qui est arriv est bien arriv. Le doute sinstalle ds quil ny plus confirmation du fait par un autre fait. La vrit est ici trs alatoire : a -t-on rellement ralis ce que lon a fait ou ntait-ce que le fruit de notre imagination ? Or un des moyens faciles pour se souvenir de laction que lon a commise est de la rpter, ou alors davoir un moyen de sen souvenir (par exemple une mdaille qui atteste de lacte courageux). Il ny a quun tout petit pas franchir pour stablir alors dans la conscience satisfaite que lon peut ressentir, par exemple, pour avoir hroquement sauv un tel de la noyade. Alors la mdaille est remise pour ne pas oublier le fait. Mais la conscience sempresse sa manire de refaire lacte pour elle-mme.La conscience qui fut "la condition fondamentale de laction rflchie"
137 deviendra peu peu coupable de complaisance, coupable dtre trop "bonne" conscience. Car il sagit ici de la conscience satisfaite delle mme. Une bonne conscience qui avoue bien faire, qui avoue tre bonne intention est comme un cheval de Troie. Elle est elle-mme la mauvaise intention "cette mauvaise intention est la bonne intention elle-mme, ipsa, dtriore du dedans par la bonne conscience satisfaite quon en prend"138. La complaisance est lennemie du mouvement intentionnel. Cest une ennemie extrmement perfide et insidieuse. Elle russit transformer le bon mouvement en un mauvais par le seul fait quelle se pense comme bon mouvement. La bonne conscience est alors mauvaise non par le fait de ladjonction dun lment externe mais bien par toute la conscience se rendant compte de son acte. Cest la conscience de soi rflexive, "cest--dire rflchissante et rflchie"139, qui rend la bonne conscience trop bonne pour tre vraie et pure. "Cette bonne conscience est donc rellement mauvaise et mme diabolique linstant prcis o elle se sent bonne"140. Le mal provient de lintrieur. Le danger est le savoir, trop conscient de lui-mme. Un savoir qui se montre en exemple et qui fait la roue est dj vici. Quest ce que la conscience mine de cette faon, si ce nest ce que lon pourra appeler, linnocence.Cest la trs fugitive innocence qui est ici bafoue. La conscience repue de son faire saplatit sur elle-mme, crasant dans le mme instant linnocence qui fut la source de lacte. Linnocence cest--dire le pourquoi pas du faire. Le sourire du faire. Ce qui fait faire sans arrire-penses. Ce qui existe lorsquon ne la regarde pas comme "Anima recommence chanter lorsquAnimus ne la regarde plus"
141. Linnocence ne se regarde pas faire. Elle fait en sorte dtre une des manires dtre principale de tout faire moral. "Il suffit dun souffle dune trs lgre rflexion de conscience, pour que tout soit saccag, perdu jamais !"142.Pourtant linnocence laisse en friche la conscience, et le rle de cette dernire nest-il pas de prendre conscience de ce que linnocence fait raliser ? Cest lquivoque de la vie humaine, son ambigut fondamentale. Le cercle dont on ne peut sortir indemne car "la dtrioration de linnocence par abus de conscience est une contradiction constitutionnelle, car elle est implique intrinsquement dans lexercice mme de cette conscience sans laquelle lhomme ne serait pas un homme..."
143. La vie morale humaine oscille constamment entre le trop et le trop peu. Trop de conscience et trop peu dinnocence et vice versa. Mouvement vibratoire ou "battement dialectique "144 car "il sagit ici dune alternance entre la bonne conscience satisfaite et linstant de dsespoir ou de dception qui la suit"145. Etudions plus avant la nature de cette innocence. Dabord, il ne sagit pas dune innocence nave de jeune premier, ou encore de celle de lenfant qui il manque la connaissance, et qui pose questions sur questions. Bref, ce nest pas une innocence de "bibliothque rose, une innocence en sucre candi"146 linnocence dont nous parlons ici est une innocence redevenue innocente, une innocente dite "ultrieure"147.Linnocence sans cesse perdue et retrouve introduit lide du mouvement et de la recherche humaine. Elle introduit lide de laventure. Lhomme est cet aventurier-ncessaire. Voil son choix : ou il sarrte sur le chemin et se satisfait davoir fait, prend conscience de son faire, reste dans une demi-conscience volontaire et sembourgeoise auprs de Calypso qui lui offre dsormais le repos et le foyer; ou il dcide de ne pas tre satisfait, il accepte de se sentir complaisant, sa surconscience lui montre sa fatuit et son gosme; derechef il se remet alors sur le chemin et comme Ulysse abandonne Calypso
148. Linnocent na plus qu se jeter corps et me dans la difficile empirie, dans cette quoddit o le faire moral humain exige un coeur reconquis par lhumilit, cest--dire, de nouveau innocent149.Linnocence ultrieure linverse de la complaisance rend pure les vertus. Elle est pneumatiquement la fondatrice de la vrit
150. Ainsi pour vivre dans la vrit il nous faudrait toujours pouvoir rester fidle linnocence "qui est daller toujours plus outre et de rester la fine extrme pointe de linstant"151. Il faudrait pouvoir effiler sa conscience de telle manire quelle toucherait trs lgrement les moments o linnocence pourrait faire acte de prsence en donnant son sourire.Linnocence dveloppe une relation ambivalente avec la vrit. Linnocence et la complaisance se combattent pour obtenir la vrit. Et quand lune des deux la possde lautre ne la pas. Les deux ne la possdent pas de la mme manire. Si la vrit est dite linnocent, alors il devient complaisant, et fier de ce quil sait il se regarde. En revanche si la vrit ne lui est pas dite, si au gnie on ne dit pas quil est gnial, alors il continue faire vibrer en nous son innocence, non souille par une prise de conscience un peu trop consciente.
Le dilemme est infernal. Soit on sait ce que lon est, alors linnocence nest plus et la complaisance simpose, soit la vrit doit nous tre cache pour que nous puissions continuer la faire tre au travers de notre nescience. Or "ces cachotteries ne sont pas dignes de lhomme. Lhomme adulte sevr des priphrases et des ditions expurges est en tat de supporter les rudes nourritures de la vrit"
152.Comment faire pour que la vrit nabuse pas linnocent ? L est le problme. Pour Janklvitch la vrit peut-tre connue sans quelle rende le possesseur de cette vrit un peu trop imbu de sa personne. Linnocence dite ultrieure est seule capable de se rendre compte de la vrit sans que pour autant des paroles dautosatisfaction la transforment en complaisance. Nous pouvons ici dcrire brivement ce que Janklvitch appelle "les quatre degrs de lodysse morale de lhomme"
153 afin de comprendre quel niveau exactement se situe cette innocence ultrieure.Premirement nous connaissons linnocence citrieure, celle davant la connaissance, qui est appele de "bibliothque rose". Cest une innocence insouciante qui ne se sait rien.
En second lieu vient "la mdiocre demi-conscience"
154. Cest le moment o la conscience est sortie du sommeil de linsouciance par les paroles de la reconnaissance. Autrui reconnat en nous ce que nous sommes, et nous en faisons grand cas. Les compliments ne tombent pas "dans loreille dun sourd", notre oue est ici, particulirement fine. Nous "gonflons"155 alors notre mdiocre petite part au dpend de celles des autres, et nous en sommes fiers. Nous voulons des honneurs !. Griss par ce que nous apprenons de nous, notre innocence est dloge au profit dun moi qui se sait quelque chose. La conscience est de ce fait lorgane-obstacle de linnocence. Mais linstar du Dieu de la cration du Time, 37c, nous nous reconnaissons comme cratif, et nous tombons dans la complaisance de la dposition et de la rjouissance au lieu de recrer156.En troisime lieu "lextrme conscience de la sagesse"
157 cest le juste milieu de la vrit. La conscience ici saffirme comme une parmi dautres, certes elle est encore quelque chose, mais elle ne fait pas la roue. Elle connait sa vrit, sans que cela lui fasse faire des mines et des singeries de toutes sortes. Le moi est lgal des autres, il est un autre parmi les autres. La modestie est ici reine, "intermdiaire entre excs et dfaut"158. Cest lhomme dAristote daprs Janklvitch.Il reste enfin le quatrime degr de lpanouissement morale de lhomme, instigateur de son faire. Ici linnocence est dite ultrieure. Linnocence sait depuis le deuxime degr, mais l elle dpasse le savoir non son profit (deuxime degr) ou dans une juste modestie (troisime degr) mais au profit de lAutre
159. Cest "lextrmisme de lhumilit qui nous soulve ainsi au-dessus de toute modration" et de tout quatenus. Nous ne sommes plus, homme "en-tant-que", protgeant telle ou telle partie de notre savoir et par l protgeant notre petit ego. Nous savons ce que nous sommes, mais cest dsormais lAutre qui est au premier plan : "Lhumble innocence pouse coeur perdu la cause de lAutre"160. Linnocence est donc par nature expansive, elle va vers lautre.Pour que linnocence ne soit pas fallacieuse il est ncessaire quelle soit aussi sincre. Lhypocrite ne peut pas tre innocent. En vrit en musique comme en morale, la question fondamentale cest la question de la sincrit : "Problme infini..."
161. Car il sagit avant tout dtre honnte envers soi. Il ne faut plus feindre ou porter un masque. Il faut cesser la comdie162. Dans cette mesure ne plus se forcer. Et ce ne sera pas lclatement social qui sensuivra, mais lamiti et lamour, la conciliarit.Une amiti et un amour qui proviendront du plus pur de cette innocence, qui reste un profond mystre, car cest le mystre mme de lipsit qui est ici en jeu, mais qui par sa nature vridique rend vrai tous les sentiments prouvs. Dans cette mesure les faux-semblants ne marchent plus. Il faut tre sincre pour que linnocence apparaisse dans son clatante et scintillante beaut qui donne le sourire tous, y compris ceux qui apparemment ne souriraient pas
163.De plus la sincrit rend pur. Elle permet le passage du pluriel des voix de la conscience la puret de linnocence
164. Elle rend viable le passage de linnocence citrieure linnocence ultrieure.La sincrit est le signe de notre engagement rel. Cet engagement rel il est dcouvert dans lempirie de laction, car "rien nest convaincant ni dcisif ni rvlateur dune intention sincre sinon lengagement dans leffectivit du faire"
165. Cette sincrit cest la quoddit mme. Elle rend toutes les autres penses vraies et toutes les actions bonnes. La sincrit est ce mot qui rend "peut-tre raison et de linexplicable dfaut des oeuvres irrprochables et de lindmontrable beaut des oeuvres rprhensibles"166.Notre vocation est donc dagir et daimer, et seule une trop pesante conscience de soi peut nous dtourner de cette direction
167. Lexigence de sincrit, qui va de pair avec une innocence qui sait, mais qui nest plus affecte par ce savoir168, engendre laction humaine. Toute lexigence humaine morale est donc tendue vers ce faire. Il nous faut faire car "le futur thique nest pas tant venir qu faire"169. Mais, o, quand et comment faut-il faire ?
3)
LINCITATION JANKLVITCHIENNE AGIR..."
Le vent se lve, cest maintenant ou jamais.Ne perdez pas votre chance unique dans toute lternit,
ne manquez pas votre unique matine de printemps"
Vladimir Janklvitch, La manire et loccasion, page 142
.Il faut faire et il faut faire tout de suite. Immdiatement cest--dire ds quon le peut. Ds que loccasion se prsente. Et loccasion, cest nous de la chercher, comme nous lavons vu. Bref, nous pouvons faire et agir en fait aussitt que nous le voulons. Il suffit de vouloir pour pouvoir
170. Voil la vrit de toute action morale humaine, un faire qui ne souffre aucun dlai.Pour cela il y faut la ncessit dune me convertie. Car lcueil sera dviter que la conscience ne trouble linnocence et la puret "du prsent du bon mouvement"
171 devenu pass. Il faudra donc que lme soit toute entire tendue vers son but sans aucun moyen de se retourner sur soi ou sur son pass, car autrement elle se corromprait. Cette me doit tre convertie laction, cest--dire tout le possible. Car cest "tout le possible (qui) doit tre fait"172. Et pour cela "llan de toute lme"173 est requis sans cela nous tomberions dans de la quantit morale. Il ne sagit pas de faire le plus possible, mais de faire avec profondeur et ds que possible. Il ne sagit pas demmagasiner des actions comme des bons points ou en vue dune nouvelle sorte dindulgence !Dsormais, le statut de la vrit changera du tout au tout. Car sans une volont qui agit dans le but de faire le bien, de faire tre la vrit, la vrit nexisterait pas. Dans la Rpublique de Platon le Bien est paradigmatique. Il est affaire dimitation : nous sommes bons proportionnellement notre participation au Bien, pour lequel nous en devenons secondairement la reprsentation. Mais pour Janklvitch le bien nexisterait pas, sil ny avait personne pour le faire "Et nous, contrairement au dogmatisme nous prfrons dire que le bien nexisterait pas du tout, sans une volont pour le faire !"
174. Or il y a un lien essentiel entre le bien et le vrai, sinon ce dernier "ne vaudrait pas mieux que le faux"175.La vrit est donc aussi faire; bien sr il ne sagit pas des vrits ternelles ou des vrits mathmatiques, mais de la vrit pure provenant de lintention. Le souffle de cette intention sera examine plus loin. En attendant on sait quil faut faire (quod). Mme si nous ne savons pas vraiment ce quil faut faire (quid). " ce qui ne veut pas dire que tout soit bon condition dtre voulu, ni que le Bien soit littralement nimporte quoi"
176. En effet tel est le danger : croire que tout ce que lon fait, parce que cela est fait, sera automatiquement bon. Le faire est luvre de mon choix, mais la nature de ce choix nest pas vouloir arbitraire. Il est autre chose : "dilection gratuite"177.Ce quelque chose quil faut faire et donc en substance cette invitation agir, qui doit la mettre en uvre, si ce nest moi ? "Cest moi par rapport moi-mme et chacun des autres par devers soi"
178. Car personne ne peut faire ma place. Mais le paradoxe cest que tout le monde doit faire. "Le sujet est lui-mme englob"179 cest ce qui donne ses lettres de noblesse " lamiti et la fraternit thiques"180. Cest lide dun moi au pluriel qui est derrire lamiti, la "conciliarit"181, Sobornost. Cest lide que mon acte saccomplit dans une "communaut des bonnes volonts"182, que je suis au milieu dautres personnes, qui elles aussi agissent en leur nom propre et pour faire le bien. Ce qui est important, cest lexistence personnelle du geste mme si tous sont invits raliser ce geste.Il ne reste quune modalit rgler le moment du faire. Doit-on dlibrer, reporter le bien faire ou le mouvement de lintention vrai et sincre ? Non, "le bien est une chose quil faut faire sance tenante"
183. Et cest mme la proximit de la dcision et de lacte effectif que lon reconnat le srieux dune intention184.Le quand ici nest pas un quand calendaire, par exemple o lon rpondrait : quand la lune monte. Ici, la question quand on ne rpond pas par une date prcise. "Puisque vous demandez quand, nous rpondons : tout le temps, toujours tout de suite, toujours tout moment et notamment linstant mme, en ce moment, cette minute mme o nous le disons"
185.Demander quand, est donc ridicule. Il faut faire, un point cest tout, et tout de suite ou jamais. Lexigence du faire saccompagne donc de limmdiatet, et mme de lurgence. Cest ce quavec Janklvitch, on peut appeler se convertir la quoddit.
4) DUN AMOUR TOUT PUISSANT :
De ce qui prcde il nous faut dterminer la cause principielle de llan de lintention. Bref, savoir ce qui est essentiel et ce sans quoi lintention ne justifierait pas le geste du faire. Savoir ce qui fait la vrit de lintention. On le sait on la laiss entendre tout au long du mmoire, il sagit de lamour. Mais pourquoi lamour ? Qua-t-il de si particulier ?
Sans lamour les vertus ne seraient que sche application dun principe altruiste : une caricature de vertus. Mais lamour sapprend-il ? Et comment alors appliquer quelque chose qui ne sapprend pas, quelque chose qui donc chappe lexpos dialectique ?
Il faut que lamour soit bien particulier pour que celui-ci ne puisse pas tre appris. Il ne peut pas tre appris, car lamour est un presque-rien qui est un charme et le Charme "est lquivoque et fuyante vrit de la manire intentionnelle qui sans cesse nous renvoie de ceci cela"
186. Cest dans la manire que rside la vrit. Dans la manire qui est de source intentionnelle. La manire donne la vrit lacte qui est ralis. Cette manire lamour est la seule qui peut la faire tre avec succs. Car lamour a toujours raison puisquil "arrange tout"187. Un acte fait avec amour porte en lui une vrit suprieure car pneumatique. Une vrit qui a partie lie avec le mystre par excellence, cest--dire le mystre de lipse. Cest le mystre unique de cet Hapax humain qui est aim et amant car "le mystre lui est aux deux extrmits"188. Dans lamour cest un Tu qui sadresse un autre Tu. Un dialogue sans verbe ou plutt qui nest que verbe. Nest-ce pas lau-del de toute vrit grammatique qui sexprime ici ? Cest un dialogue qui s'excute dans linstant immdiat du faire. Il sauve de la complaisance, par sa gratuit et sa spontanit189. On ne peut pas lapprendre car sa soudainet est issue de la personne qui aime "parce que ctait lui" voil et, lamour est l. "Lamour commence par lamour"190 disait La Bruyre et dans le mme esprit ce mot est repris par Janklvitch, o lamiti nest pas une propdeutique lamour. La diffrence entre lamiti et lamour est la diffrence entre lintervalle et linstant providentiel de lclair amoureux. Lamour se nourrit de son humilit alors que lamiti est simplement modeste191. "Lamour nat adulte, comme Pallas Athn"192.Ce Tu de lamour cest le toi que voici, toi qui es l et que jaime. Toi mon aim. Ce nest pas un Toi en gnral, Toi de la deuxime personne qui demeure un Toi impersonnel, stabilis, et qui nest plus le rsultat dun mouvement vers le toi-mme
193. Ce mouvement vers toi, cest un "je" qui le met en uvre. Cest un coeur qui bat et qui sait pourquoi il vit. Et cela lui donne sa vrit, car il sait dsormais pourquoi il est sur cette terre194.Dsormais "je" vis pour toi. "Je" vis pour toi en mourir. Car celui qui aime linfini rencontre la mort sur sa route. Et lamour en tant quelle est la vocation de lhomme
195 est absolument exigible, infiniment exigible. Lamour est "un engagement qui nous engage, thoriquement, jusqu labsolu"196. Cest un des paradoxes de la morale humaine cette disproportion entre notre devoir daimer toujours, tout le temps et immdiatement et, la condition mortelle dans laquelle nous sommes plongs. Mais lamoureux accepte cette condition et, mme la revendique comme preuve de son amour. Cet amoureux aime rellement son prochain comme lui-mme. Puisquil ne sagit pas daimer lautre comme une partie de soi-mme, mais daimer lautre "autant quil saime lui-mme"197. Cest--dire jusquau sacrifice. Dans cette optique lamiti est raisonnable, lamour ne lest pas198: elle est bien au-del de toutes les raisons, elle est comme lUn de Plotin qui est au-del du Bien.Le sacrifice cest la volont de vivre pour lautre jusqu en mourir : cest la loi de lamour. Celle quaucune raison ne peut comprendre. Cest la loi de la frnsie du toujours plus ou jamais assez. Car "lamour fou aime follement, donc sans raisons.
Il est injustifi parce que lui-mme justifiant !"
199. Dire "Usque ad mortem"200 cest faire la double preuve de la sincrit et de la fidlit. Parce que lon ne doit pas aimer jusqu un certain point, jusqu lavant dernire heure par exemple. Mais jusqu la dernire heure et au-del si possible201. Pour que lamour ne soit pas un mot parmi les autres. Mais le mot qui donne sens tous les autres. Dans le je taime jusqu en mourir, il ne sagit pas de lextravagance amoureuse du sacrifice dont peut parler St Franois de Sales, comme le fait remarquer Janklvitch202, mais il sagit de comprendre que lamour ne dit pas "hactenus" et ne prescrit aucune limite.Lamour dit oui la vie et non, au non de la mort. Car "lamour anime et active laltration du mme et remet en marche ltre qui sendort"
203. Lamour redonne vie la vie qui stait laisse endormir par la marche du temps.On peut opposer ainsi le draisonnable de lamour, et le raisonnable de la mort. La mort est toute raison dans la mesure o elle est inscrite dans la dfinition de lhomme comme mortel, mais lamour dans sa draison dpasse la mort. "Labsurdit mme du sacrifice tue la mort ( tel est du moins notre espoir insens) et fait vivre le hros par del cette mort quil affronte et qui semble plus forte que lui"
204. Ce sacrifice est donc "la mort de la mort"205. Il sagit bien sr dun triomphe pneumatique de la mort et non physique ou grammatique206.Cest dans lavoir t et lavoir aim que la mort est de nouveau nihilise. Car comme nous ne pouvons faire quun acte nait pas t. La mort ne peut pas faire que nous nayons pas t. Limprissabilit de la vie est dans la vie elle-mme
207. Elle est dans cet amour intentionnel qui a sanctifi chacun de nos actes. La mort na fait que annihiler ltre, mais elle tait impuissante annihiler le fait de lexistence de cet tre208. Finalement, cest bien leffectivit qui gagne la partie. Et cette effectivit tant dautant plus effective quelle tait intentionnellement aimante, cest--dire fcondante, elle aura bien t par-del la mort. Cest dans ce sens que lon peut interprter les paroles de Janklvitch, o il dit reprenant les paroles de Raymond Lulle, qu "il est bien vrai que le dsamour est une mort" et il ajoute que lamour "fait tre ltre"209.Lamour est ce titre plus fort que le mal. Qui est faible peut-tre de ses raisons ! Car lamour pardonne au mal et limpardonnable. Le pardon qui est dessence amoureuse pardonne "absurdement"
210. Il remet linexcusable. Lamour pardonne par-dessus les raisons du mal. Lamour na des raisons que rtroactivement et aprs coup211. Cest sans doute notre force que de pouvoir aimer, pardonner, faire-tre sans raison. Le pluriel des consciences est dtrn par le seul vocatif daimer. Plus fort sans doute que le diable, qui na quun seul recours, celui de sadresser nos diffrentes consciences. A ce titre l, linnocence de lamour nous sauve du seul mal qui soit cest dire du mauvais vouloir : la mchancet.Vive lamour qui na pas de raison et qui de ce fait nest pas attaquable par les mielleuses raisons du Malin !
En conclusion, lamour est bien "la solution unique dans tous les cas "
212 et soppose cela la comptable justice qui "est la dtermination rationnelle et discursive de la vrit"213. Lamour en ce sens nest-il pas "plus vrai que la vrit et plus juste que la justice ?"214.Lamour est donc la vrit au-del de la vrit. Bref, un mystre quil nous faut saisir dans les occasions les plus fugitives de notre passage sur terre.
5/ De la difficult datteindre la vrit et de la conserver. Occasion vigilance instant
De ce qui prcde nous pouvons nous demander, comment faire pour tre sr quune vrit que lon aurait russit tablir soit encore vrai demain et aprs-demain. Dabord il nous faut nous demander sil est de lessence de la vrit dtre valable ternellement. Ensuite se remmorer ce que nous disions du temps. Toutes nos vrits sont exprimes ou sexpriment dans le temps.
Ne dire que cela navance gure. Comment recevons nous une vrit quelconque ? Par exemple celle qui nous assure quune promesse sera tenue. Est-elle annonce prcde par quelque chose quoi nous pourrions la reconnatre. En ralit cest une sorte de certitude immdiate sans annonce mais qui ne peut apparatre qu ceux qui ont une position rceptive. Rceptive mais non passive.
Cette attitude de recueil est ce que Janklvitch essaye non de dvoiler mais au moins de cerner et de dire.
Lattitude propice lapprhension de la vrit est tension toujours renouvele.
((6/loccasion; A REPLACER DANS DEUXIEME PARTIE (B) 3mement)
----------------2/ Vrit et morale : Ligaments.
Janklvitch est un auteur que beaucoup qualifient de moraliste. Mais ce que nombre de critiques oublient parfois de dire cest le sens nouveau et clairant que Janklvitch russit exprimer avec ce terme dont il convient de reconnatre son impopularit dans la philosophie post-scolastique. Pour lui la morale nest pas svre mais srieuse. Il est inutile de lui octroyer une majuscule car la morale est affaire personnelle et de ce fait lon ne doit pas lriger en un systme prcis. Janklvitch ne nous offre pas un code quil nous faudrait respecter sous peine de poursuites ici-bas ou au-del.
Dans cette mesure la vrit de la morale ne peut tre clairement dfinie ou reconnue par tel ou tel dentre nous. La vrit dun mouvement moral se reconnatra lintention qui la sous-tend. Or qui peut se prvaloir de connatre la relle intention dautrui ? Sans fausse modestie personne. La morale et la vrit auront donc des liens trs troits si troits que peut-tre toute vrit est morale sans pour autant que toute morale renvoie la vrit. La morale sera donc presque "quasi" toute entire vrit. Il suffira dune once dun quelque chose imperceptible infinitsimal pour que la morale ne soit pas illumine par la vrit et tourne au vinaigre. Quelque soit le nom que lon pourrait accorder au mouvement qui rendrait mensongre une vrit morale, une hypocrite bienveillance, un mouvement rtroactif de la conscience, il nous faut nous rendre lvidence que toute "morale" nest pas dautorit bonne. La morale ne comporte pas en soi et priori le critre de la vrit. Ce qui ne lempchera aucunement et peut-tre mme laidera ne pas se cantonner quelques lieux communs des actes moraux.
Ainsi prcise Janklvitch "la morale est partout comptente mme...et surtout dans les affaires qui ne la regardent pas"
215.Il sagira donc dviter que la morale renvoie certaines situations prcises, un champ pr-dtermin et froid, de rponses sans visage. Le critre de moralit, cest--dire de vrit dun acte moral, tant donn par lintention qui la port au monde.Puisque une morale qui nest pas vraie nest pas une morale, les liens qui uniront vrit et morale seront si tnus qu certains endroits nous serons tents de remplacer indiffremment lun des termes par lautre. Il sagira pour nous de prciser la raison de lamalgame.
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Avoir pu crire un chapitre sur lexprience de la vrit montre que Janklvitch ne nie pas son existence contrairement ce quune imagination htive pourrait conclure aprs une premire prhension de lide du presque-rien, de cet instant clair qui nous claire. Comme le prcisa en 1954 Janklvitch dans un article "le presque-rien nest pas un presque-tre ou presque quelque chose... Dautre part nous le diffrencierons du presque-rien de lapproximation probabiliste"
216.Ctait ici indiquer le rapport au temps quil nous fallait mettre en valeur. Cest linstant clair concentr ramass sur lui mme qui donne cette impression davoir combl un vide de sens, une recherche qui tournait en rond.