socrate chez janklvitch

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 PREMIRE PARTIE :

La figure de Socrate

dans l’œuvre de Vladimir Janklvitch :

 

Pourquoi tudier la figure de Socrate dans l’œuvre de Vladimir Janklvitch l’occasion d’une rflexion sur la vrit chez Vladimir Janklvitch ?

Simplement parce que Socrate est le matre philosophe par excellence. Il est la figure du sage, donc de l’homme qui aurait trouv la vrit. Ou au moins, par rapport aux Sophistes, qui aurait su ce qu’elle n’tait pas. Mais, surtout, il est le premier avoir considr que la vrit devait tre la seule recherche de la philosophie. Dans la mesure o les justifications de ses contemporains ne le satisfaisaient pas, il chercha des rponses claires ses interrogations sur le Bien, le Beau et d’autres sujets. A chaque fois dsirant une rponse vraie qui puisse tre donne, rpte et enseigne. C’est--dire dcouvrir, travers les cas particuliers qui se proposaient lui, les principes gnraux cits plus haut.

Ses caractristiques principales furent la sincrit de ses interrogations, mais aussi la fidlit ses ides, notamment l’ide de justice et de devoir, dont sa mort est l’exemple, et enfin l’ironie.

Toutes ces caractristiques, Janklvitch les reprendra. Car lui aussi est un chercheur de vrit. Il est de ce fait beaucoup plus proche de l’esprit socratique que nous pourrions le penser au premier abord. Mme si on ne peut assimiler Janklvitch un second Socrate ou en faire une caricature de Socrate.

tudier le rapport de Socrate avec Janklvitch, c’est donc d’emble, tudier le lien de Vladimir Janklvitch avec une certaine vision de la vrit. Vision de la vrit qui fut l’origine de la mtaphysique.

 

 

A) La fonction de la philosophie chez l’un et l’autre :

 

1) S’TONNER...

"En chaque pense qui s’veille et s’interroge il (Socrate) revit"

Jean Brunschwig in Encyclopaedia Universalis, vol. 15, p.90, 1978.

La philosophie est issue de l’tonnement. Chez Janklvitch comme chez Socrate le dsir philosophique provient de notre tonnement devant une certaine forme de cela-va-de-soi.

Le cela-va-de-soi ne va plus tellement de soi. Le cela-va-de-soi des Sophistes ne va plus de soi pour Socrate qui ouvre une brche dans le monde si pos des poseurs, rhteurs et autres faiseurs de logiques. Avec Socrate une porte s’entrouvre comme avec Janklvitch. Socrate montre une autre voie entre deux horizons. "Entre ce dsarroi de la tradition, entre les consquences immorales de la sophistique et la morale de Platon et d’Aristote(...)il y a encore Socrate"1.

La philosophie n’est pas la panace qui rsout tous les problmes mais au minimum un instrument de recherche de la vrit. Socrate s’insurge contre un moyen qui est en lui-mme une fin. Pour les Sophistes tout est justifiable et c’est l leur force. Pour Socrate c’est l leur faiblesse. Il s’tonne ainsi que rien ne puisse tre soumis une bonne dialectique. Avec Socrate la conscience apparat.

S’tonner est le premier pas que doit faire la philosophie. Socrate s’tonne de ses contemporains qui prtendent tout savoir. Et d’ailleurs il s’en tonne mais il se demande s’ils n’ont pas raison. Il va interroger ceux qui savent parce qu’aprs tout, lui aussi dsire savoir. Comme le dit E. Boutroux, Socrate est "strile en fait de sagesse"2. Et il se rend compte qu’ils ne savent pas. Il s’tonne alors de leur drle de prtention savoir. Il devient perplexe.

S’tonner, Janklvitch le fait aussi, l’instar de Schopenhauer3. Il s’tonne de la gratuit de l’existence4. S’tonner, c’est reconnatre l’existence d’un problme. C’est donc se heurter quelque mystre et en avoir conscience5. On peut dire que c’est dj savoir quelque chose.

S’tonner, c’est dj philosopher. Pour Janklvitch, il n’y a aucun doute : "l’tonnement d’exister, lui, est paradoxalement le pathos du philosophe"6. Il est le fondement de la philosophie; sans l’tonnement la philosophie n’existerait pas. Ou ce qui s’appellerait philosophie ne serait que pseudo-philosophie. L’tonnement est l’organe-obstacle de la conscience du philosophe. Dans la mesure o l’on est tonn par le mystre qui est impntrable. Sans cet tonnement, nous passerions ct du mystre et de cette interrogation sur le mystre, qui va de pair avec le fait de s’tonner. C’est donc d’une prise de conscience qu’il s’agit ici. C’est aussi et en mme temps une prise de conscience de l’enjeu philosophique, qui, de ce fait, la fragilise, car "en avouant le caractre insoluble de son problme infini, la philosophie se rend elle-mme plus vulnrable"7. S’tonner d’un rien, c’est tout remettre en question. C’est donc aussi se rendre tonnant et vulnrable la critique.

La vrit de la philosophie nous est dj donne dans cet tonnement d’exister8.

L’tonnement de Janklvitch situe d’emble la philosophie. C’est un tonnement avec exposant. tonnement de la philosophie elle-mme et de son existence. C’est parce que la philosophie est insaisissable qu’elle est tonnante. Le philosophe dans ce cas est celui qui ne cesse jamais de s’tonner, et qui est donc toujours en butte la critique.

Socrate n’est-il pas dans ce sens le pre de la philosophie. Lui qui paralyse et dconcerte9. Il s’tonne qu’un tel sache ce qu’il ne sait pas. Il s’tonne que l’essentiel ne soit pas connu alors que pour les Sophistes rien n’est tonnant car tout peut-tre converti en paroles pour convaincre. Socrate s’tonne de l’habilet10 qu’ils ont convaincre. Bref, Socrate ne se laisse pas abuser par le beau discours antilogique de ces habiles hommes.

Et si Socrate ne se laisse pas abuser par la belle apparence, c’est qu’il reconnat bien que leurs discours n’est pas la vrit11. S’tonner fonde donc le doute et la rflexion philosophique. Cette fonction remet sur le chemin de la vrit Ulysse12, mais aussi Socrate. Car il a russi prendre conscience de ce que Janklvitch appelle "l’exposant du reflet"13. C’est--dire comprendre que le degr immdiat, celui des poseurs et des discoureurs, n’est pas la vrit.

S’tonner, c’est donc se convertir la vrit14. Et philosopher, c’est donc tre la recherche de la vrit. En rsum, l’tonnement est la prise de recul ncessaire pour se rendre compte du mystre du cela-va-de-soi du monde.

Qu’est-ce que cet tonnement principiel implique pour l’homme socratique ainsi que pour le lecteur de Janklvitch ? C’est ce que nous essaierons maintenant d’tudier.

2)CONNAISSANCE DE SOI, DE SON INTIMIT ET, DE SES RAISONS. VRIT ET HASARD

 

La philosophie veut essayer de connatre les raisons de l’agir humain. Non seulement ses limites mais aussi ses pouvoirs tout aussi que ses devoirs. Le comportement moral de l’homme est donc l’objet privilgi de la rflexion.

Socrate le sent bien qui nous veille nous-mmes. N’est-il pas celui qui enjoint de prendre souci de son me15 ?

La fonction de la philosophie dans ce sens n’est-elle pas de se rendre compte des raisons qui nous font agir ? C’est--dire de ce qui fait les mystres de l’homme. Or ce sont ces mystres l qui sont "le sujet d’tonnement le plus ancien et le plus neuf et, en quelque sorte, l’ternelle jeunesse de la philosophie"16. La philosophie sert donc s’interroger sur soi, mettre en valeur ses raisons. Pour Janklvitch les raisons de vivre sont l’essentiel.

Et philosopher, s’est remettre en question ses raisons de vivre. Socrate le sait, lui qui ne cesse d’exhorter les autres au "Connais-toi toi-mme"17 (Gnthi sauton) de Delphes. Car d’abord il s’agit de prendre conscience de ses actes et de leurs implications. "Ce qui marque le passage de l’enfance la virilit, c’est qu’on prend conscience de ses actes, de leur valeur morale, et c’est qu’on en rpond. Telle est la porte de l’axiome : connais-toi"18. Avec Socrate la philosophie passe du stade de l’innocence premire celui de la conscience de soi.

N’est-ce pas aussi ce que prconise Janklvitch qui, comme nous le verrons dans la troisime partie de notre tude, nous recommande d’aller du stade de l’innocence premire au stade ultrieur d’une innocence passe sous les fourches Caudines de la conscience sans sombrer dans la complaisance ? Sauf que, chez Janklvitch, le stade enfantin serait celui de la conscience de soi; et celui de la virilit, celui d’une renaissance une innocence ultrieure.

Nanmoins la connaissance de soi est primordiale afin de savoir quel stade de vrit morale nous nous situons.

Socrate est l’homme qui nous rveille du sommeil d’une conscience innocente ou assez consciente de soi pour se rendre compte qu’elle existe et se louer de ses capacits personnelles. Il est l’homme qui nous dit : "Prends souci de ton me!"19. Celui qui tourne son regard sur nos penses et pour lesquelles nous nous devons d’en connatre le fond, non pas seulement logique, mais aussi humain. Car Festugire, rapportant les paroles de Socrate, nous fait remarquer qu’il considre que "lorsqu’on agit, c’est de savoir si ce qu’on fait est juste ou non, si l’on est homme de coeur ou lche"20.

C’est aussi l’exigence d’une cohrence. Que l’agir soit en correspondance avec les penses. C’est donc une prise de conscience morale que Socrate nous invite. Socrate tourne le mouvement philosophique vers le problme moral, vers le problme humain et universel de son comportement personnel. Il s’agit d’tre vertueux. C’est--dire de prendre conscience de son implication dans le monde.

Pour Janklvitch il faut aussi savoir que ses actes engagent. Tous les deux leur manire montrent qu’une vrit qui n’est pas pense rigoureusement n’est pas une vrit. Il s’agit toujours, soit de dire en connaissance de cause pour Socrate, soit de faire en connaissance de cause pour Janklvitch.

Les vrits multiples des Sophistes ne tiennent pas face une interrogation socratique, il faut derrire les paroles quelque chose qui soit universel et sur lequel tout le monde puisse s’accorder. C’est cet universel que vise Socrate dans son dsir de connaissance de soi. Cet universel, c’est la vrit pour tous, c’est le fond commun.

Tous les deux semblent en accord pour rvler ainsi le nant qu’il y a dans l’erreur scientifique. La fatuit de l’erreur qui se gonfle de rien de substantiel. L’erreur dans les sciences n’est qu’une baudruche artificiellement gonfle par des raisons qui appellent la contradiction, le pour et le contre21. Dans cette mesure l’opration du discours agit bnfiquement sur la rsolution des apories qui ne sont en ralit que des faux problmes. Il s’agira de circonscrire le problme pos, d’en dfinir les termes, d’en voir les tenants et les aboutissants dans une recherche commune avec la personne qui prtend savoir, pour qu’enfin disparaisse le spectre de ce savoir dont les raisons n’existaient que par un certain malentendu. L’erreur est ainsi dcouverte par le moyen o elle avait russi s’enferrer, c’est--dire la dialectique. L’erreur n’est pas de ne pas avoir dcouvert la bonne solution mais de s’en tre approprie une qui fut indfendable. Le malentendu est un thme important chez Janklvitch. Mais pour lui l’erreur n’est pas tant ignorance que volont de rester ignorant.

La vrit dans les sciences ne peut donc tre dite par hasard. Car c’est la capacit de dfense de l’erreur que l’on peut arriver comprendre si ce qui est dit a t pens ou n’a t que faiblement pens. Plus une vrit est soumise une recherche dialectique mene avec succs, plus elle a de chance d’tre garde. C’est ainsi qu’avec Janklvitch nous pouvons affirmer que "l’erreur dans les sciences (...) se condamne et se dtruit elle-mme, (...) la rfuter comme le fait Socrate, c’est faire apparatre le nant qui est en elle"22. Pour Janklvitch, c’est avoir raison sans savoir pourquoi, que de possder une vrit sans pouvoir la comprendre. Dans cette mesure prendre conscience de soi, se connatre sans fabuler, c’est expressment et effectivement tre porteur de vrit. N’y-a-t-il pas ici en filigrane l’ide que ce qui est vcu reflte ce qui est pens ? Il y a bien une certaine homoosis, inspire par Janklvitch dans cette mesure o il recommande adquation entre la pense et les actes. La fonction de la philosophie aura pour tche de se rendre compte quel point la vrit est lie avec la conscience. Car pour Janklvitch la philosophie ne vaut la peine d’tre mise en que si l’on se rend compte que celle-ci est morale avant tout. La raison d’tre de la philosophie tant "toujours morale quelque degr"23. Or "comme la moralit est co-essentielle la conscience"24 parler de philosophie, c’est donc rechercher ses raisons d’tre et d’agir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3) L’INTERROGATION PHILOSOPHIQUE :

Il est certain que dans cette mesure la philosophie interroge et, par consquent, s’interroge. La philosophie en interrogeant se remet sans cesse en question. Puisqu’ chaque fois elle interroge la conscience qui est morale. Et comme ses raisons d’tre sont aussi morales, elle s’interroge elle-mme25. C’est pour cela que la philosophie ne cesse pas de se dfinir et de se replacer dans le mouvement de la pense. La philosophie, pour Janklvitch, doit tre sans cesse reprise et mise sur la sellette. N’est-ce pas le mme dsir qui anime Socrate lorsqu’il interroge ses contemporains ? Ne veut-il pas remettre en mouvement quelque chose qui tait fig dans des raisons sans esprit, sans pneuma, sans Eros.

Socrate interroge autrui. Janklvitch fait s’interroger autrui. Il pose des questions lorsqu’il demande s’il faut "aimer ou tre ?"26, ou sur ce qu’il faut raliser 27, ou encore lorsqu’il demande si la condition suprme de la vrit est "d’tre pense"28. Mais il va plus loin encore, car il interroge le rel, sa quoddit. C’est--dire le fait de son existence. Il se demande pourquoi il faut faire, pourquoi il est ncessaire de passer par l’effort et le biais du moyen pour raliser quoi que ce soit. Son interrogation embrasse tout le rel. Un rel qui est l’organe-obstacle de notre faire. Il est la fois empchement de faire immdiatement selon notre tre, et moyen d’aboutir quelque chose de tangible. Ce rel nous impose donc une conduite spciale : un dtour par nous-mmes. Et Janklvitch s’en inspire afin de savoir ce qu’il est possible de faire et comment il faut le faire.

Le mme souci philosophique accompagne la rflexion de Socrate. Se connatre afin de dterminer son comportement. Chez lui, toute l’interrogation aussi n’existe que pour mieux savoir se conduire. Ce sont les raisons pour lesquelles, de son discours, l’on peut dtacher des vertus applicables pour la bonne marche de notre vie quotidienne29. Le discours de Socrate est donc moral, tout comme celui de Janklvitch. Pourtant la philosophie ne semble pas pouvoir tout rsoudre pour l’un comme pour l’autre. En effet ne se trouvent-ils pas souvent dans des situations qui paraissent inextricables ?.

 

4) LA PHILOSOPHIE ET SES LIMITES :

Le dialogue socratique ne conclut-il pas assez souvent sur une aporie30 ? De mme Janklvitch n’avoue-t-il pas son impuissance dtenir la vrit ou circonscrire un certain Je-ne-sais-quoi, qui, est l’objet d’aprs lui de la philosophie? En bref, tous les deux ne montrent-ils pas, par leur impossibilit avoir une opinion rflchie sur tout, la grandeur de l’interrogation philosophique, qui est de pressentir l’existence d’un mystre impntrable la simple raison.

Certes cette opinion mrite la modration envers Socrate. Car si Socrate ne trouve pas forcment de rponse certaines des interrogations qui lui sont poses ce ne semble pas tre pour lui le signe de son impuissance, mais plutt celui d’une mauvaise faon d’oprer l’interrogation. Peut-tre est-ce d l’exigence temporelle qui nous presse d’exister, "Le temps nous presse, il faut aller l’essentiel: s’examiner soi-mme qui est aussi se possder soi-mme"31. Voil, pourquoi Socrate est plutt "accapar par le souci des vertus morales et politiques"32.

Pour Janklvitch aussi le temps presse. Il faut faire le bien tout de suite33. Pour lui, il s’agit bien d’un maintenant ou jamais. Pour les deux penseurs, le ncessaire est la morale et son agir moral.

La philosophie possde donc un rapport au temps qui est de l’ordre de l’urgence du faire. L’interrogation n’attend pas. Pour Socrate il n’est pas besoin d’un lieu spcial pour interroger Alcibiade, Mnon, Lysis, et ses autres amis. N’importe o suffit. Ici, c’est l’occasion d’un banquet; ailleurs, c’est sous un arbre prs d’une rivire, l-bas c’est au gymnase, ou encore au Portique-Royal. Bref, pour Socrate, tout est occasion de philosopher. La philosophie semble tre avec lui partout prsente et toujours en action.

Janklvitch connat lui aussi la porte et la valeur de l’occasion, du karos. Elle est essentielle la conscience humaine. Elle est, pour lui, le signe d’une bonne sant humaine. Car "tout peut devenir occasion pour une conscience en verve"34. Et "l’occasion est une grce qu’il faut parfois aider sournoisement"35. Plus une conscience est aux aguets pour "faire", plus elle est proche de cet instant-clair dont la philosophie de Janklvitch essaye de faire savoir qu’il existe. Cet instant-clair, c’est l’ensemble de la philosophie de Janklvitch qui en parle, d’aprs Lucien Jerphagnon. Pour lui la philosophie de Janklvitch est une "grande vrit instantane dont l’expos prend du temps"36. Parce que la vrit reste mystrieuse ou nous chappe toujours par un ct. Celui de la complaisance et de l’inconscience premire, pour Janklvitch. Celui de la mauvaise agogie, pour Socrate. Alors si la vrit ne peut-tre crite sur un tableau vert ou noir, il ne nous reste plus qu’ dire qu’elle existe, bien qu’on ne puisse l’atteindre avec sa raison. Il faut la faire tre. Tout simplement. C’est d’ailleurs ce quoi engage la philosophie de Janklvitch qui, comme nous allons le voir dans la troisime partie de notre expos, engage faire.

Dans cette mesure, o la vrit est indicible, elle fait rfrence ce qui est au-dessus de l’homme; d’aprs Jean Brunschwig "Le dialogue des hommes fait signe et rfrence quelque chose qui dpasse l’homme"37. Ce quelque chose qui dpasse l’homme n’est-il pas l’expression de ses limites universelles ? Et ses limites universelles ne sont-elles pas en mme temps les limites de la philosophie ? Car la philosophie est consubstantielle aux hommes, non aux dieux. Mme si elle peut tre issue d’une rvlation divine38.

Peut-tre dtenons-nous l une raison l’absence de systme chez Socrate et chez Janklvitch. Il n’y a pas de systmes chez ces deux penseurs parce qu’ils savent que l’on n’a jamais fini de savoir. Ils se refusent figer dans des cadres transmissibles une pense unique. Ils ont pourtant des mthodes, ici ou l, mais elles sont modulables suivant les interlocuteurs pour Socrate, et suivant les occasions pour Janklvitch. Point de manire de s’y retrouver, de dire : "Ici, c’est le dbut, ici, c’est la fin du systme". Il faut monter en marche dans ces deux philosophies.

Car ni l’une ni l’autre ne s’arrte avec la mort du penseur. Toutes les deux sont pensables l’infini. On peut toujours y trouver quelque chose dire parce que, de point final, il est impensable de pouvoir en trouver un. Le point final est toujours repouss, car la pense pense toujours et dpassera, de cette manire n’importe quel systme qui voudrait lui dire : jusqu’ici, hactenus, et pas au-del. En quelque sorte on exprime ici par la finitude particulire, l’infinitude humaine, ses problmes et ses mystres.

C’est ce qui est sous-entendu lorsque Socrate remet plus tard le dialogue. Si nous n’avons pas russi aujourd’hui, ne cherchons pas htivement une conclusion, mais prfrons la remettre demain. C’est aussi ce qui est sous-entendu, lorsque Janklvitch ne donne pas de limite au faire, lorsqu’il exprime, en substance, que l’amour, le don et, le devoir sont au-del de tout hactenus. C’est--dire au-del d’un quelconque point-limite, par-del lequel nous pourrions nous sentir satisfait d’avoir accompli un certain devoir. Toute limite est trop complaisante et rclamerait trop son d pour tre vraie et, agissant rtroactivement sur son faire, elle corromprait l’intention originaire. Une fois que l’on fait, on ne peut plus dignement s’arrter de faire. A la limite, mieux valait ne pas savoir qu’il fallait faire. Alors la philosophie doit-elle se chuchoter ?39.

De mme chez Socrate une fois que l’on s’interroge avec lui on ne s’arrte plus de se connatre soi-mme et de continuer l’interrogation. L’interrogation socratique est fcondante. Peut-tre parce qu’on le savait dj ? Elle germe dans les esprits. Et tous les esprits sont de la bonne terre pour Socrate. Tous les esprits possdent aussi leurs graines. La germination se fait l’occasion d’une rencontre40. C’est peut-tre aussi que Socrate ne peut s’empcher de divulguer une vrit cache qu’il a saisie l’occasion d’un vnement prs de l’oracle de Delphes. Janklvitch ne nous rappelle-t-il pas ce qu’Hraclite disait de l’oracle de Delphes : "l’oracle de Delphes selon Hraclite, ne dit ni ne cache, mais il suggre par des signes, demi-mot ou mots couverts. Ou plus simplement il ne parle pas, mais il donne entendre, et il chuchote l’oreille de notre me les vrits caches"41. Si nous entendons de quoi il s’agit n’est-ce pas parce que nous savons dj de quoi il s’agit ? Finalement l’oracle de Delphes n’est qu’un prtexte pour ne plus se laisser abuser par une conscience qui voulait se cacher certaines vrits.

Dans cette mesure notre limite n’est-elle pas toute intrieure ? D’o la ncessit du "connais-toi" de Socrate qui rejoint l’exigence d’une me toute entire, "ol t psych", entirement convertie, pistroph, au mouvement de l’action morale de Janklvitch et tourne vers tout ce qui "donne entendre". Pourtant, et nous le verrons plus loin, ces deux exigences ne vont pas dans le mme sens. Mais avant de discuter des diffrences entre les deux philosophes, nous allons nous pencher sur la manire d’tre des deux penseurs et la fonction respective qu’ils s’assignent.

 

B) La fonction du philosophe :

 

1) LE PRINCIPE D’INQUITUDE DU CHERCHEUR DE VRIT; LAN-ROS.

Janklvitch est un "bagarreur sur la brche"42 toujours en dsquilibre la recherche d’un quelque chose qui ne se laisse pas circonscrire par des mots mais qui n’apparat que pour disparatre. D’un quelque chose qui ne se repose pas dans le quotidien. C’est par l’objet toujours changeant, toujours fuyant, toujours ailleurs de sa rflexion philosophique que le philosophe se trouve dans une position qui le force, lui aussi, ne pas stagner dans la demeure du prsent. Il est forc d’tre tendu vers son but, "d’tre aux aguets", en perptuelle recherche d’un quilibre, qui est la recherche d’une vrit sur laquelle il pourrait se reposer. Mais la fonction de la philosophie n’est pas de procurer le repos, mais de se maintenir veill afin de pouvoir sans cesse entrevoir43. La vrit est entrevue dans ces rares instants qui sont pour nous l’occasion d’une tangence avec l’ineffable. On comprend alors comment le dsir de connaissance implique une recherche tous azimuts et qui l’instar d’un dsir rotique, provoque le mouvement vers l’objet du dsir. Le principe d’inquitude ainsi dcrit peut se rvler aussi, concrtement, dans la manire d’tre de Janklvitch. Par exemple, dans ses reprises sans jamais faiblir des mmes thmes retravaills44.

Socrate force remettre en mouvement le dialogue il veut aller jusqu’au bout45. N’est-ce pas le signe de l’exigence d’un philosophe qui, lui aussi, cherche sincrement ? Son travail n’est pas de chercher tout seul mais en commun, dans un dia-logue. Dans une confrontation avec quelqu’un. Socrate ne peut pas savoir ce que le dialogue donnera; dans cette mesure, il est nescient. C’est cette recherche avec l’autre qui donnera la rponse aux questions poses. Car il s’agit "de se rendre compte"46 de ses agissements afin de savoir s’ils sont en correspondance avec le principe qui est leur source. D'o la raison pour laquelle la mthode socratique "est toujours donne en action"47.

Socrate ne thorise pas; il fait tre l’autre lui-mme dans un lan d’amour qui le fait chercher avec l’autre. Dans cette mesure, il donne ce qu’il n’a pas, car c’est dans et par la confrontation qu’il saura ce qui peut mettre toutes les opinions divergentes en accord. L’amour intervient comme image de la fcondation. Les intelligences se fcondent entre elles comme les corps48. Mais pour tre fcondes entre elles, les intelligences doivent tre attires les unes par les autres, c’est l’autre versant de l’amour. L’ros attire pour fconder.

N’est-ce pas aussi ce quoi tend Janklvitch la conciliarit, la sobornost 49 des consciences, non certes par le dialogue, mais par l’amour lui aussi. Car comme le dit Robert Maggiori "l’amour est la morale elle-mme"50 dans la philosophie de Janklvitch. Et c’est cette morale qui est le premier problme philosophique51. C’est pour cela que Janklvitch essaye de comprendre les raisons de l’action et essaye de se pencher sur la conscience humaine et ses ambiguts morales tellement lies l’amour. Tout comme Socrate qui se penche sur l’me humaine et, l’aide du dialogue, essaye de trouver ce qui peut la diriger. Dans cette mesure on comprend mieux l’inquitude de ces deux philosophes qui mettent au premier plan la prfrabilit de l’autre. L’un parce que ncessaire la recherche des principes vertueux, l’autre (Janklvitch) parce qu’il met, dans le pur mouvement d’amour vers l’autre, toute la valeur de la morale.

Mais pour cela il est ncessaire d’avoir des qualits qui sont la manire d’tre commune des deux philosophes.

 

2) LES QUALITS COMMUNES DES DEUX PHILOSOPHES :

 

Honntet, fidlit, passion du vrai et surtout humilit forment les qualits ncessaires au deux philosophes, mais qui sont en ralit applicables tous les hommes qui dsirent connatre leurs motifs d’action.

L’humilit est la condition d’une prise de conscience vraie pleine et entire de ses caractristiques propres. L’humilit c’est Socrate. On en veut pour preuve qu’il se refuse avoir une cole. Qu’il ne s’insurge pas quand on veut le mettre mort. Qu’il ne se fait pas payer pour dispenser son savoir. Qu’il va partout o on le demande sans considration du rang. Il parle tous ceux qui sont prts lui rpondre. On ne peut pas dire que Socrate soit imbu de sa personne. "Cette humanit (celle de Socrate), n’est-elle pas de son vrai nom humilit ? Rien n’atteste mieux la vertu de Socrate. Il est aussi peu que possible le surhomme, le sage absolu que tels disciples loueront"52. Il laisse parler et ensuite il parle. Il ne parle jamais le premier, il est la plupart du temps consult ou abord, jamais on ne le voit part comme un penseur reclus et dispensateur de son savoir quelque disciple choisi.

Pour Janklvitch, c’est dans toutes les oprations de la vie qu’il faudrait pouvoir tre humble et, a fortiori, face au savoir et la vrit. Ne dit-il pas, dans une autre optique, qu’il faut "faire tenir le plus possible d’amour dans le moins possible d’tre"53, n’est-ce pas le comble de l’humilit ?.

Cette humilit s’accompagne d’une ncessaire fidlit aux engagements; nous l’avons vu dans l’Euthyphron avec Socrate : le dialogue engage les deux parties se pencher honntement sur ce qu’est la pit. Mais il en va de mme dans tous les dialogues o chaque partie soit parle dans le but de se mettre d’accord, soit se tait comme Philbe dans le Philbe, o il se dcharge de sa thse sur Protagoras. Il n’accepte plus le dialogue ni ses exigences. Il faut, pour accepter de dialoguer, la double exigence de la sincrit et de la fidlit.

C’est aussi l’attitude que recommande Janklvitch. La fidlit est "vertu de l’intervalle", c’est--dire "manire de se conduire"; et "la fidlit soi est dans tous les cas une vertu, tant elle mme la fois forme et matire"54. Pourtant il s’agit avec Janklvitch de prciser quelle sorte de fidlit est bonne. La fidlit dans l’erreur par exemple est-elle justifiable ? La qualit de la fidlit importe au premier plan. Janklvitch nous dcouvre la ncessit d’une fidlit pneumatique55. D’une fidlit qui est amour et non stupide attachement la forme. La vertu de fidlit renvoie l’amour comme la sincrit renvoie aussi l’amour. Toutes ces vertus naissent identiquement pour donner l’homme la conscience de sa grandeur.

Socrate est le premier qui rflchit sur les conditions et les implications de l’agir humain. Sa fonction est d’veiller l’homme sa propre humanit, l’exigence d’tre quelqu’un qui sache ce qu’il fait et pour quelles raisons il le fait. C’est ce que Festugire souligne, lorsqu’il nous fait remarquer qu’ l’poque de Socrate "L’homme ne se connaissait pas, ne s’aimait pas vraiment(...)Il ignorait ce que c’est que d’tre homme, quelle perfection il se doit d’atteindre(...)et il ignorait que son meilleur ouvrage, son activit la plus belle est d’atteindre cette perfection"56. Socrate donne l’individu la tche d’tre un homme et pas seulement un citoyen.

De mme Janklvitch force chacun d’entre nous devenir ce qu’il est, afin de s’acquitter de ses devoirs qui sont infinis puisqu’ la mesure de son vouloir. Il nous fait nous rendre compte du "plus prcieux de tous les trsors" qui est "libert d’aimer vraiment ce que l’on aime"57. Car Janklvitch nous dlivre aussi d’un poids peut-tre tout aussi important que celui des Sophistes et de leur art du comportement pour le comportement, c’est celui d’avoir tricher. "N’avoir plus se forcer, faire semblant, cesser d’applaudir sans conviction, tre enfin sincre..."58. Enfin, Janklvitch nous dlivre des chanes d’une culture d’o l’amour aurait disparu pour laisser place des formes sans souffle de vie, une justice sans amour, par exemple.

Retrouver ce qui tait perdu sous l’norme amas du rel, c’est la vocation de ces deux philosophes. Redonner l’envie de vivre, avec des raisons de vivre humaines et non artificiellement forges par des traditions dont les raisons sont depuis longtemps oublies, ou pour un monde sans amour rciproque. Ces deux philosophes donnent peut-tre encore envie de vivre car "ils sont tourments d’un mal trange qui ne leur laisse point de repos"59, et ce mal transporte tout ceux qui les coutent dans des dcisions et des face face avec eux-mmes qui ne souffrent aucun dlai. Car dsormais le temps nous presse, tout l’heure il sera peut-tre trop tard. Socrate ne reparlera pas avec Euthyphron, car il va voir l’Archonte, et la pit n’aura pu tre dfinie; l’opinion d’Euthyphron sur elle persistera peut-tre.

 

 

 

 

 

 

3) DU PHILOSOPHE L’AVENTURIER : LE CHARME D’UNE QUTE.

"Ce sentiment d’aventure, il n’y a peut-tre rien au monde quoi je tienne tant.

Mais il vient quand il veut; il repart si vite et comme je suis sec quand il est reparti !

Me fait-il ces courtes visites ironiques pour me montrer que j’ai manqu ma vie ?"

Antoine Roquentin, in La Nause, de Jean-Paul Sartre,

p.83, ed. Gallimard, 1938.

 

Il faut donc se l’avouer le philosophe est un charmeur. Puisqu’il est celui qui attire l’autre dans les mailles soit de sa dialectique soit de ses ides. Mais quelle est l’origine du charme ?

Chez les deux philosophes il s’agit de l’amour de l’autre. Socrate capte ses auditeurs tout comme les auditeurs de la Sorbonne sont capts par Janklvitch en croire Robert Maggiori60. Ce charme l ne capte pas pour endormir mais pour rveiller; Socrate installe le dsquilibre chez ses interlocuteurs. En montrant l’existence d’un cercle vicieux dans la thse d’Euthyphron, on peut supposer que la raction de fuite qui s’ensuit montre bien que Socrate a touch Euthyphron. L’assurance qu’il dtenait au dbut du discours est perdue son terme61.

Ce charme qui veut faire accoucher les autres de leurs raisons d’tre, provoque le dsquilibre intrieur. Socrate trouve avec nous les failles de notre raisonnement pour les retourner contre nous, et nous dcider choisir en connaissance de cause.

Choisir c’est aussi l’exigence de Janklvitch. Lui qui a horreur des hsitations face l’action, lui qui a horreur de la station immobile qui s’enfonce dans l’intervalle; il nous exhorte agir62. En plus en tant qu’tre moral, l’homme doit s’exclure de tout quitisme63 .

Bref, "charme est un autre nom pour cette violence moins captatrice que captivante"64. La morale comme l’amour exigent le choix donc nous poussent au dsquilibre, nous lancer dans l’aventure de la vie. Ils nous forcent tre des acrobates. Nous enjoignant de nous possder. D’tre en acte ce que nous sommes en puissance et de temps en temps65 . Comme avec Socrate, il est clair que ce que l’interlocuteur ne sait pas, il le sait en vrit. Il suffit qu’il se rende compte de ses erreurs.

Chez Janklvitch, c’est l’amour qui fait que les erreurs sont reconnues. Car l’amour "va et vient comme une acrobate de la transcendance l’immanence, du dehors au dedans et du connatre l’tre..."66. C’est dans cette oscillation perptuelle que l’homme Janklvitchien doit se situer. Et c’est dans ce fragile va et vient que le charme apparat en chiasme. Il est ce quelque chose qu’il faut accueillir envers et contre tout. Il est cette possibilit d’attendrissement "qui existe chez tous les hommes, mme chez les ingnieurs des ponts et chausss"67. La vie est l qui nous tend les bras avec ses mille et une occasions d’tre en correspondance avec autrui. Janklvitch ne fait -il pas ici le mme travail de remise en ordre des valeurs que Socrate ralisait dj.

Ne mettent-ils pas tous les deux en avant le trs prcieux mouvement de la conscience amoureuse, l’un pour se connatre, l’autre pour aller au devant des autres. Le charme de cette qute tant donn par l’inpuisable amour qu’il suffit de capter au vol.

 

 

C/ Quelques principales diffrences entre les deux philosophies :

C’est pour donner plus de relief aux deux portraits philosophiques que nous avons choisi de montrer qu’il existait des diffrences entre ces deux penses. Par l’tude de la figure de Socrate, on pouvait croire que Janklvitch ne se suffisait pas lui tout seul et qu’il avait en quelque sorte besoin d’un garant spirituel. Mais il faut savoir que Janklvitch n’a jamais revendiqu une telle parent. Le problme de la lgitimit de la runion de ces deux penseurs se voit rsolu par le fait que la figure de Socrate est reconnue comme "le totem de la philosophie occidentale"68. Ce qui place Socrate comme le point de passage oblig si l’on veut essayer de se ressouvenir de ce que fut au dpart la recherche de la vrit. Or cette ressouvenance nous permet, d’une part, de sentir un peu mieux ce qu’est l’esprit de la philosophie janklvitchienne et, d’autre part, de voir ce qu’apporte Janklvitch.

 

1/ LIMITES DE LEURS IDES COMMUNES :

 

Nous avons vu que tous les deux parlaient de conscience. Socrate n’employait pas ce terme de conscience, bien sr, mais l’ide d’une rflexion sur ses raisons d’agir peut nous faire penser qu’il pressentait peut-tre l’existence d’une telle entit. Si nous prenons la dfinition janklvitchienne de la conscience nous en serons d’autant plus convaincus : "Cet objet-sujet qui me regarde(...)on ne peut l’appeler que d’un nom la fois intime et impersonnel : la Conscience"69. Or le "Connais toi, toi-mme" (Gnthi sauton) est bien l’action rflexive du sujet Socrate sur l’objet Socrate. D’autre part, ce qui fait de tout homme qu’il est homme c’est son me70. Ce qu’il est, c’est son me, donc la connaissance de soi, c’est la connaissance de son me71.

La connaissance de soi, le "Connais toi toi-mme" possde un intrt minemment pratique, celui de ne pas outrepasser ses possibilits, mais aussi celui de rester modeste et d’avoir le sens critique72. Ce sens critique tant utile tout ceux qui dsireraient rfuter les Sophistes et leur rhtorique hallucinogne.

La conscience, Janklvitch s’en mfie. Il faut russir sentir quelle est sa subtile subtilit. Elle n’est pas si facile manier, comme Socrate pouvait le penser au premier abord, il se peut mme qu’elle soit en ralit un ennemi dans la place forte de l’action morale. Car pour Janklvitch il va s’agir de faire natre sa vrit propre par l’intermdiaire des choix drastiques de notre faire. La conscience porte en elle un certain nombre "d’ides" qui la font hsiter sur ce qu’il serait bon de faire. L’exigence janklvitchienne de faire le bien immdiatement s’en trouve dsormais retarde, et du seul fait de cette conscience que l’on peut dire malheureuse. Car pour elle la circonspection semble tre une qualit. En revanche, pour Janklvitch, le bien doit tre excuter sans dlai. A ce titre il faut pouvoir se librer d’une conscience trop pointilleuse et, qui rclamerait des garanties.

La conscience contient d’autres dfauts celui par exemple de savoir et de faire savoir qu’il sait. Comprenons bien que, lorsqu’il s’agit de se connatre, il est ncessaire de passer notre tre aux rayons "X" de la conscience. Dj la conscience peut bien ou mal faire son emploi. Mais lorsqu’elle le fait bien elle tombe dans un second danger qui est celui de la complaisance. Ce danger, Socrate ne semble pas l’avoir pris en compte, mme si son ironie l’efface demi. A demi, car l’ironie de Socrate est peut-tre aussi humour, comme le pense Janklvitch73. Et l’humour reste la prise de distance vis--vis de ses comptences.

Ainsi Socrate, malgr son humour, ne dsigne pas expressment les dangers d’une consquence de la prise de conscience de soi. Janklvitch, lui, s’en rend pourtant compte, ce qui va l’amener s’interroger sur la validit d’une telle prise de conscience. Demandons-nous alors si la conscience serait aussi bonne qu’elle est vraie, pour pasticher une question de Janklvitch sur la vrit74. Car si la conscience devient un obstacle l’agir moral il faudra se demander quelle est sa fonction.

Or tout le problme moral sera de passer des raisons au faire75. La conscience est la charnire de ce problme, elle est mme ce qui en fait le paradoxe. Parce qu’elle est l’organe et l’obstacle du faire, il faut passer par la conscience pour tre au courant de ce qu’il est ncessaire de faire en rapport avec son tre. C’est la fonction organique de la conscience. Mais il faut dpasser cette fonction qui, si on s’y attarde trop, pse de tout son poids sur la ncessit du devant-tre moral, sur l’obligation d’agir. Bref, la conscience complote, tergiverse et remet au lendemain la dcision de l’action76.

Et si, pour Socrate, il n’existe pas de rflexion sur les complots de la conscience et les diffrents cas de conscience, c’est peut-tre qu’il n’avait en tte que de rfuter les Sophistes. Ces Sophistes qui donnent les moyens de rsoudre les cas particuliers indpendamment de la valeur de ces dits cas. En raction, Socrate s’occupe de dfinir afin de concilier, et par l mme d’oublier, les cas. Dans cette mesure on peut mieux s’expliquer la valeur suprme de la parole chez Socrate. La bonne parole, la bonne agogie, est directement rconciliatrice. L’acte socratique est celui de la rconciliation par la dfinition. Il ramne le particulier son principe. Principe qui par son universalit ne peut que que gnrer l’unit de tous. Cela suppose un a priori, que ceux qui dtiennent le principe n’aient plus de problme. L’agir, la conduite tenir, est dj contenu dans les paroles77.

Janklvitch se mfie des dfinitions et des mots. Le problme de la conscience va lui permettre de mettre en vidence que les mots et les ides veulent tous avoir la premire place78. La solution (si tant est qu’il puisse y en avoir une79) la guerre des valeurs, aux cas de conscience; en somme la seule vrit80, le seul commandement81, c’est l’amour. L’objet de notre tude sera de le montrer.

Pourtant Socrate ne dlaisse pas cette ide d’amour mais il n’en fait qu’un moyen pour parvenir la connaissance82. Disons que, pour lui, tout ce qui est savoir, ce n’est pas l’amour qui le sait, bien qu’il puisse y mener; mais c’est la raison, et une raison trs bien conduite83. L’amour en tant qu’il est fcondant84 pour Socrate n’est qu’un moyen de parvenir la comprhension mutuelle afin de faire germer chez d’autres les ides de bien, de justice, de beau, etc...Jamais il n’est une fin en-soi.

La peur de l’enthousiasme ou de l’esclavage par le trop d’amour, un amour dlire en quelque sorte, explique cette limite donne par Socrate au rle de ce Dmon85.

Il est intressant de noter, avec le problme des potes qui ne dtiennent pas la sagesse parce qu’ils sont "possds d’un Dieu"86, que chez Janklvitch, ce seraient plutt les potes qui dtiendraient la sagesse, dans la mesure o l’amour parle avec eux et en eux. Bref, dans la mesure o ils sont tout amour.

Et si les potes n’arrivent pas expliquer leur pome, c’est bien plutt le signe d’une supriorit que d’une infriorit. Car en amour, c’est l’absence de raison qui est la raison. Ainsi l’amour chez Janklvitch n’est jamais vu comme Dmon.

Il s’ensuit que pratiquement la morale n’est pas une science, pour Janklvitch, et nous verrons quelle consquence cela implique pour la justice, par exemple. Car s’il ne faut pas se dfier du dlire amoureux, alors nous n’avons plus qu’ le laisser tre. Ce laisser tre de l’amour n’a pas devoir tre subordonn quelque mouvement rflexif. L’amoureux est tout entier "proue de navire", pour reprendre une image de Batrice Berlowitz87. Il est tendu vers l’autre jusqu’au dsquilibre.

Il n’a pas le temps de se chercher des raisons. Son geste se suffit lui-mme. Comment reconnatre l’erreur et que devient le mal?

L’erreur est absence d’amour. L’erreur c’est de ne pas aimer assez. Le mal est mchancet, mauvaise volont, c’est--dire dsir ou volont de nuire88. On voit bien alors comment l’amour est le nouveau point d’appui d’une vie morale, comme la conscience de soi tait le point d’appui d’une morale scientifique prconise par Socrate89.

L’exemple de la justice chez Janklvitch, nous montre comment l’amour peut concrtement faire changer la pratique de ce qu’tait une science, en un acte d’amour qui est plutt nomm ici charit. La justice, la vraie justice, pour Janklvitch n’est pas comptable, il y a bien une justice qui est balance, mais celle-ci se nourrit d’injustice, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle a besoin d’exister. On l’a compris, pour Janklvitch, il existe une justice simple, dans le sens simpliste, du pour et du contre, une justice du flau en gros. Et une autre justice, plus humaine, que l’on peut appeler charitable et d’inspiration gnreuse. Une justice qui n’est pas crite, qui n’est de ce fait jamais injuste, c’est dire contraire aux lois. Elle obit un principe suprieur qui n’est pas ici un principe au sens o l’application la lettre de ce principe serait une russite, eupraxein.. C’est un principe qui est une certaine manire d’tre, et devenir ce principe-l implique bienfaisance ou malfaisance. Alors que "l’imperturbable justice,(...) n’aime ni ne hait personne, n’est ni bienfaisante ni malfaisante"90, elle est galit proportionnelle et non quit charitable. Elle sacrifie "la correction grammatique la vrit pneumatique"91.

La justice dont s’occupe Socrate est une justice dont l’lment "vivant" est exclu. Il s’agit de cas que l’on rapporte un principe dduit par la bonne dialectique et qui ne souffre pas d’tre contredit par autre chose. Cette autre chose Janklvitch la met en avant. Il faudra penser que le justiciable est un Autre. Que la diffrence est comprendre et non rduire "au mme dnominateur"92. En fait il s’agit d’tre humain et non, pour employer un terme contemporain, d’tre comme des "machines" qui, une fois rgles sur leur principe, seront incapables d’en droger.

Cette ide d’humanit dans la justice dpend de la condition humaine. Plus exactement, de la finitude de l’homme. "Le monde de la valeur est un monde cartel"93; ce titre l’homme doit renoncer connatre la chose en-soi parce que chaque personne est dsormais une "fin en-soi"94. Le monde des valeurs existe ainsi au pluriel comme nous le verrons95, ceci impliquant entre autre l’existence de plusieurs vrits96. Ce qui a pour rsultat qu’il ne peut y avoir "de certitude humaine absolue dans les choses morales"97. Toutefois l’on doit prciser que, d’aprs Janklvitch, il se peut qu’il existe une vrit en elle-mme "non partage". Mais dans les faits, c’est--dire "par rapport nous", cette vrit est invisible et inconnaissable, elle nous apparat alors divise en autant de personnes humaines. La justice qui est "la dtermination rationnelle et discursive de la vrit"98 ne peut que se dterminer l’infini d’o le mot humoristique de Janklvitch qui parle de la dialectique comme ayant encore de "beaux jours"99 devant elle.

La vocation de la justice, d’aprs Socrate, est de dpendre d’un principe moral, en l’occurence le juste, admis par tous, mais il n’a pas senti le poids de l’injustice. Ce que l’on peut reprocher Socrate est qu’il n’ait pas eu les bons interlocuteurs qui lui fassent remarquer l’existence d’une multiplicit d’autres valeurs, engendrant cette impossibilit d’atteindre un consensus par la nature mme de l’objet de ses recherches, qui tait, pour reprendre le vocabulaire de Janklvitch, de dcouvrir un "tout autre ordre", fondement des actions de celui-ci.

C’tait faire abstraction de notre finitude que de prtendre pouvoir atteindre ce "mystre de l’absolu plural"100. C’tait oublier que nous tions des hommes et non des dieux, et que chacun d’entre nous dtient une part de vrit. C’tait oublier que "la mtempirie n’est pas une certaine modalit de l’empirie" mais qu’elle "dsigne ce qui est hors de toute exprience possible"101.

Nous nous heurtons ici la diffrence essentielle entre Socrate et Janklvitch. Cette diffrence c’est par l’tude de la notion du mystre que nous arriverons lui donner toute sa porte.

 

2) DU MYSTRE ET DE L’OBSCUR :

"Je sais tout cela, mais je sais qu’il y a autre chose. Presque rien.

Mais je ne peux plus expliquer ce que je vois. A personne."

Jean-Paul Sartre, La Nause, p.19. Op.Cit.

Pourquoi l’homme existe-t-il ? Pourquoi sommes-nous porteurs de "vrits ternelles sans lendemain"102 ? C’est--dire de vrits qui resteront vraies malgr notre mort. Avec ce paradoxe d’une "vrit-ternelle-qui meurt-un-jour"103, nous approchons avec Janklvitch du rel le plus rel, celui de notre effectivit, d’une effectivit qui finira un jour et qui est pourtant porteuse de vrits ternelles. C’est le mystre de cet "absolu plural" que l’on voquait plus haut. C’est aussi le mystre de notre ipsit. Du pur fait de notre existence. Pourquoi j’existe ? Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?.

Socrate ne semble pas avoir t impressionn par le mystre, sauf peut-tre dans Le Banquet comme le souligne Janklvitch o il est fait allusion un "quelque chose d’autre"104, allo ti, dont les mes des amants seraient prises. Ce quelque chose d’autre est lui aussi rvlateur d’un mystre. Il s’agit de bien comprendre que l’on ne peut pas rpondre ces questions et que l’on se heurte ici "l’inavouable mystre de la vie"105.

Le mystre, c’est un fait impntrable qui nous est donn et aussitt repris, car on ne peut le dissquer avec des mots. Il est donc la fois hors de n dans la conscience immdiate que l’on peut en avoir, et hors de notre porte parce que l’on ne peut pas dire ce qu’il est. C’est ce qui se passe pour la mort "qui est la philosophie mme"106 dans la mesure o elle nous fait prendre conscience du "srieux" de notre "destine". Elle nous en fait prendre conscience par ce double aspect de la tragdie et du destin. Tragdie dduite du destin, c’est--dire du syllogisme "tout homme est mortel", qui implique que moi aussi je suis mortel. Toute causerie ne parlera qu’ ct de la mort; on ne peut pntrer le mystre de la mort...qu’en mourant, et encore; car au moment mme ou nous serons morts, nous ne serons plus l pour dire ce qu’elle est. L aussi, la dialectique peut encore avoir "de beaux jours devant elle", dans la mesure o toute mditation de la mort ne sera jamais qu’une mditation autour de la mort. Comment dsormais, peut-on prtendre discourir, propos de l’vnement mortel, avec ce qui ne sera plus que "mots impuissants et truismes stationnaires"107.

Ce qu’apporte la mort c’est ce mystre d’un "je" qui est destin mourir et qui pourtant existe pour un trs bref moment, compar au cours de l’univers, mais qui existe envers et contre toute raison. La mort nous renvoie notre dignit. Si nous n’tions pas destins mourir, nous ne vaudrions rien. A quoi bon faire quelque chose maintenant, notamment le bien, si l’on a toute l’ternit pour cela ? La mort nous responsabilise plus que toute autre chose, et plus que Socrate ne l’avait fait en nous demandant ce que pouvait tre la vertu ou la justice.

Pour Janklvitch "ce qui est vrai du mystre de la mort, mystre de terminaison, n’est pas moins vrai du mystre de l’amour, mystre de renaissance"108.

Tout ces mystres sont "inapprofondissables" et nous appellent faire. Le mystre c’est le presque. C’est--dire qu’il est presque quelque chose que l’on pourrait connatre, mais il nous manque..les mots pour le dire. Alors ce mystre ne peut que nous tre donn dans des "intuitions-clairs" des "gnoses disparaissantes", que les systmes philosophiques "nous dissimulent"109. Il ne nous reste plus que le respect, car la curiosit ne marchera pas. Il ne s’agit plus d’lucider des nigmes, comme Socrate pensait devoir le faire, c’est--dire de sonder l’obscur de nos principes. Il s’agit de pressentir le mystre.

Les choses "inatteignables" dont parlait Socrate ne lui donnaient pas conscience de sa dignit mais le foraient ne se cantonner que dans les choses humaines, anthropoia, dfaut des choses divines. La limite n’tait pas pour lui signe de grandeur, mais l’indication d’un au-del ne pas dpasser. La limite rvlait les bornes du pouvoir humain. Or, avec Janklvitch, la limite est l’indication de notre dignit d’homme et de notre devoir. La limite avec Socrate nous mettait face au devoir de nous connatre nous-mmes. Il nous indiquait le chemin vers la conscience. Avec Janklvitch, la limite est mystre, et nous renvoie l’exigence absolue d’un faire qui sera compris comme notre devoir tre. Devoir qui n’aura pour seule mesure que notre vouloir.

Ce vouloir, il faudra pourtant bien qu’il soit soutenu par quelque chose. Quelque chose dont il serait l’cho. Il faudra que l’on sache quelle est la vrit dont il se fait l’cho. Pour cela, nous serons dans l’obligation d’interroger la notion de vrit avec Janklvitch. Puis nous nous demanderons dans quelle mesure elle peut-tre l’instigatrice de notre agir et si elle doit l’tre.

 

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