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PREMIRE PARTIE :
La figure de Socratedans luvre de Vladimir Janklvitch :
Pourquoi tudier la figure de Socrate dans luvre de Vladimir Janklvitch loccasion dune rflexion sur la vrit chez Vladimir Janklvitch ?
Simplement parce que Socrate est le matre philosophe par excellence. Il est la figure du sage, donc de lhomme qui aurait trouv la vrit. Ou au moins, par rapport aux Sophistes, qui aurait su ce quelle ntait pas. Mais, surtout, il est le premier avoir considr que la vrit devait tre la seule recherche de la philosophie. Dans la mesure o les justifications de ses contemporains ne le satisfaisaient pas, il chercha des rponses claires ses interrogations sur le Bien, le Beau et dautres sujets. A chaque fois dsirant une rponse vraie qui puisse tre donne, rpte et enseigne. Cest--dire dcouvrir, travers les cas particuliers qui se proposaient lui, les principes gnraux cits plus haut.
Ses caractristiques principales furent la sincrit de ses interrogations, mais aussi la fidlit ses ides, notamment lide de justice et de devoir, dont sa mort est lexemple, et enfin lironie.
Toutes ces caractristiques, Janklvitch les reprendra. Car lui aussi est un chercheur de vrit. Il est de ce fait beaucoup plus proche de lesprit socratique que nous pourrions le penser au premier abord. Mme si on ne peut assimiler Janklvitch un second Socrate ou en faire une caricature de Socrate.
tudier le rapport de Socrate avec Janklvitch, cest donc demble, tudier le lien de Vladimir Janklvitch avec une certaine vision de la vrit. Vision de la vrit qui fut lorigine de la mtaphysique.
A) La fonction de la philosophie chez lun et lautre :
1) STONNER...
"En chaque pense qui sveille et sinterroge il (Socrate) revit"
Jean Brunschwig in Encyclopaedia Universalis, vol. 15, p.90, 1978.
La philosophie est issue de ltonnement. Chez Janklvitch comme chez Socrate le dsir philosophique provient de notre tonnement devant une certaine forme de cela-va-de-soi.Le cela-va-de-soi ne va plus tellement de soi. Le cela-va-de-soi des Sophistes ne va plus de soi pour Socrate qui ouvre une brche dans le monde si pos des poseurs, rhteurs et autres faiseurs de logiques. Avec Socrate une porte sentrouvre comme avec Janklvitch. Socrate montre une autre voie entre deux horizons. "Entre ce dsarroi de la tradition, entre les consquences immorales de la sophistique et la morale de Platon et dAristote(...)il y a encore Socrate"
1.La philosophie nest pas la panace qui rsout tous les problmes mais au minimum un instrument de recherche de la vrit. Socrate sinsurge contre un moyen qui est en lui-mme une fin. Pour les Sophistes tout est justifiable et cest l leur force. Pour Socrate cest l leur faiblesse. Il stonne ainsi que rien ne puisse tre soumis une bonne dialectique. Avec Socrate la conscience apparat.
Stonner est le premier pas que doit faire la philosophie. Socrate stonne de ses contemporains qui prtendent tout savoir. Et dailleurs il sen tonne mais il se demande sils nont pas raison. Il va interroger ceux qui savent parce quaprs tout, lui aussi dsire savoir. Comme le dit E. Boutroux, Socrate est "strile en fait de sagesse"
2. Et il se rend compte quils ne savent pas. Il stonne alors de leur drle de prtention savoir. Il devient perplexe.Stonner, Janklvitch le fait aussi, linstar de Schopenhauer
3. Il stonne de la gratuit de lexistence4. Stonner, cest reconnatre lexistence dun problme. Cest donc se heurter quelque mystre et en avoir conscience5. On peut dire que cest dj savoir quelque chose.Stonner, cest dj philosopher. Pour Janklvitch, il ny a aucun doute : "ltonnement dexister, lui, est paradoxalement le pathos du philosophe"
6. Il est le fondement de la philosophie; sans ltonnement la philosophie nexisterait pas. Ou ce qui sappellerait philosophie ne serait que pseudo-philosophie. Ltonnement est lorgane-obstacle de la conscience du philosophe. Dans la mesure o lon est tonn par le mystre qui est impntrable. Sans cet tonnement, nous passerions ct du mystre et de cette interrogation sur le mystre, qui va de pair avec le fait de stonner. Cest donc dune prise de conscience quil sagit ici. Cest aussi et en mme temps une prise de conscience de lenjeu philosophique, qui, de ce fait, la fragilise, car "en avouant le caractre insoluble de son problme infini, la philosophie se rend elle-mme plus vulnrable"7. Stonner dun rien, cest tout remettre en question. Cest donc aussi se rendre tonnant et vulnrable la critique.La vrit de la philosophie nous est dj donne dans cet tonnement dexister
8.Ltonnement de Janklvitch situe demble la philosophie. Cest un tonnement avec exposant. tonnement de la philosophie elle-mme et de son existence. Cest parce que la philosophie est insaisissable quelle est tonnante. Le philosophe dans ce cas est celui qui ne cesse jamais de stonner, et qui est donc toujours en butte la critique.
Socrate nest-il pas dans ce sens le pre de la philosophie. Lui qui paralyse et dconcerte
9. Il stonne quun tel sache ce quil ne sait pas. Il stonne que lessentiel ne soit pas connu alors que pour les Sophistes rien nest tonnant car tout peut-tre converti en paroles pour convaincre. Socrate stonne de lhabilet10 quils ont convaincre. Bref, Socrate ne se laisse pas abuser par le beau discours antilogique de ces habiles hommes.Et si Socrate ne se laisse pas abuser par la belle apparence, cest quil reconnat bien que leurs discours nest pas la vrit
11. Stonner fonde donc le doute et la rflexion philosophique. Cette fonction remet sur le chemin de la vrit Ulysse12, mais aussi Socrate. Car il a russi prendre conscience de ce que Janklvitch appelle "lexposant du reflet"13. Cest--dire comprendre que le degr immdiat, celui des poseurs et des discoureurs, nest pas la vrit.Stonner, cest donc se convertir la vrit
14. Et philosopher, cest donc tre la recherche de la vrit. En rsum, ltonnement est la prise de recul ncessaire pour se rendre compte du mystre du cela-va-de-soi du monde.Quest-ce que cet tonnement principiel implique pour lhomme socratique ainsi que pour le lecteur de Janklvitch ? Cest ce que nous essaierons maintenant dtudier.
2)CONNAISSANCE DE SOI, DE SON INTIMIT ET, DE SES RAISONS. VRIT ET HASARD
La philosophie veut essayer de connatre les raisons de lagir humain. Non seulement ses limites mais aussi ses pouvoirs tout aussi que ses devoirs. Le comportement moral de lhomme est donc lobjet privilgi de la rflexion.
Socrate le sent bien qui nous veille nous-mmes. Nest-il pas celui qui enjoint de prendre souci de son me
15 ?La fonction de la philosophie dans ce sens nest-elle pas de se rendre compte des raisons qui nous font agir ? Cest--dire de ce qui fait les mystres de lhomme. Or ce sont ces mystres l qui sont "le sujet dtonnement le plus ancien et le plus neuf et, en quelque sorte, lternelle jeunesse de la philosophie"
16. La philosophie sert donc sinterroger sur soi, mettre en valeur ses raisons. Pour Janklvitch les raisons de vivre sont lessentiel.Et philosopher, sest remettre en question ses raisons de vivre. Socrate le sait, lui qui ne cesse dexhorter les autres au "Connais-toi toi-mme"
17 (Gnthi sauton) de Delphes. Car dabord il sagit de prendre conscience de ses actes et de leurs implications. "Ce qui marque le passage de lenfance la virilit, cest quon prend conscience de ses actes, de leur valeur morale, et cest quon en rpond. Telle est la porte de laxiome : connais-toi"18. Avec Socrate la philosophie passe du stade de linnocence premire celui de la conscience de soi.Nest-ce pas aussi ce que prconise Janklvitch qui, comme nous le verrons dans la troisime partie de notre tude, nous recommande daller du stade de linnocence premire au stade ultrieur dune innocence passe sous les fourches Caudines de la conscience sans sombrer dans la complaisance ? Sauf que, chez Janklvitch, le stade enfantin serait celui de la conscience de soi; et celui de la virilit, celui dune renaissance une innocence ultrieure.
Nanmoins la connaissance de soi est primordiale afin de savoir quel stade de vrit morale nous nous situons.
Socrate est lhomme qui nous rveille du sommeil dune conscience innocente ou assez consciente de soi pour se rendre compte quelle existe et se louer de ses capacits personnelles. Il est lhomme qui nous dit : "Prends souci de ton me!"
19. Celui qui tourne son regard sur nos penses et pour lesquelles nous nous devons den connatre le fond, non pas seulement logique, mais aussi humain. Car Festugire, rapportant les paroles de Socrate, nous fait remarquer quil considre que "lorsquon agit, cest de savoir si ce quon fait est juste ou non, si lon est homme de coeur ou lche"20.Cest aussi lexigence dune cohrence. Que lagir soit en correspondance avec les penses. Cest donc une prise de conscience morale que Socrate nous invite. Socrate tourne le mouvement philosophique vers le problme moral, vers le problme humain et universel de son comportement personnel. Il sagit dtre vertueux. Cest--dire de prendre conscience de son implication dans le monde.
Pour Janklvitch il faut aussi savoir que ses actes engagent. Tous les deux leur manire montrent quune vrit qui nest pas pense rigoureusement nest pas une vrit. Il sagit toujours, soit de dire en connaissance de cause pour Socrate, soit de faire en connaissance de cause pour Janklvitch.
Les vrits multiples des Sophistes ne tiennent pas face une interrogation socratique, il faut derrire les paroles quelque chose qui soit universel et sur lequel tout le monde puisse saccorder. Cest cet universel que vise Socrate dans son dsir de connaissance de soi. Cet universel, cest la vrit pour tous, cest le fond commun.
Tous les deux semblent en accord pour rvler ainsi le nant quil y a dans lerreur scientifique. La fatuit de lerreur qui se gonfle de rien de substantiel. Lerreur dans les sciences nest quune baudruche artificiellement gonfle par des raisons qui appellent la contradiction, le pour et le contre
21. Dans cette mesure lopration du discours agit bnfiquement sur la rsolution des apories qui ne sont en ralit que des faux problmes. Il sagira de circonscrire le problme pos, den dfinir les termes, den voir les tenants et les aboutissants dans une recherche commune avec la personne qui prtend savoir, pour quenfin disparaisse le spectre de ce savoir dont les raisons nexistaient que par un certain malentendu. Lerreur est ainsi dcouverte par le moyen o elle avait russi senferrer, cest--dire la dialectique. Lerreur nest pas de ne pas avoir dcouvert la bonne solution mais de sen tre approprie une qui fut indfendable. Le malentendu est un thme important chez Janklvitch. Mais pour lui lerreur nest pas tant ignorance que volont de rester ignorant.La vrit dans les sciences ne peut donc tre dite par hasard. Car cest la capacit de dfense de lerreur que lon peut arriver comprendre si ce qui est dit a t pens ou na t que faiblement pens. Plus une vrit est soumise une recherche dialectique mene avec succs, plus elle a de chance dtre garde. Cest ainsi quavec Janklvitch nous pouvons affirmer que "lerreur dans les sciences (...) se condamne et se dtruit elle-mme, (...) la rfuter comme le fait Socrate, cest faire apparatre le nant qui est en elle"
22. Pour Janklvitch, cest avoir raison sans savoir pourquoi, que de possder une vrit sans pouvoir la comprendre. Dans cette mesure prendre conscience de soi, se connatre sans fabuler, cest expressment et effectivement tre porteur de vrit. Ny-a-t-il pas ici en filigrane lide que ce qui est vcu reflte ce qui est pens ? Il y a bien une certaine homoosis, inspire par Janklvitch dans cette mesure o il recommande adquation entre la pense et les actes. La fonction de la philosophie aura pour tche de se rendre compte quel point la vrit est lie avec la conscience. Car pour Janklvitch la philosophie ne vaut la peine dtre mise en que si lon se rend compte que celle-ci est morale avant tout. La raison dtre de la philosophie tant "toujours morale quelque degr"23. Or "comme la moralit est co-essentielle la conscience"24 parler de philosophie, cest donc rechercher ses raisons dtre et dagir.
3) LINTERROGATION PHILOSOPHIQUE :
Il est certain que dans cette mesure la philosophie interroge et, par consquent, sinterroge. La philosophie en interrogeant se remet sans cesse en question. Puisqu chaque fois elle interroge la conscience qui est morale. Et comme ses raisons dtre sont aussi morales, elle sinterroge elle-mme
25. Cest pour cela que la philosophie ne cesse pas de se dfinir et de se replacer dans le mouvement de la pense. La philosophie, pour Janklvitch, doit tre sans cesse reprise et mise sur la sellette. Nest-ce pas le mme dsir qui anime Socrate lorsquil interroge ses contemporains ? Ne veut-il pas remettre en mouvement quelque chose qui tait fig dans des raisons sans esprit, sans pneuma, sans Eros.Socrate interroge autrui. Janklvitch fait sinterroger autrui. Il pose des questions lorsquil demande sil faut "aimer ou tre ?"
26, ou sur ce quil faut raliser 27, ou encore lorsquil demande si la condition suprme de la vrit est "dtre pense"28. Mais il va plus loin encore, car il interroge le rel, sa quoddit. Cest--dire le fait de son existence. Il se demande pourquoi il faut faire, pourquoi il est ncessaire de passer par leffort et le biais du moyen pour raliser quoi que ce soit. Son interrogation embrasse tout le rel. Un rel qui est lorgane-obstacle de notre faire. Il est la fois empchement de faire immdiatement selon notre tre, et moyen daboutir quelque chose de tangible. Ce rel nous impose donc une conduite spciale : un dtour par nous-mmes. Et Janklvitch sen inspire afin de savoir ce quil est possible de faire et comment il faut le faire.Le mme souci philosophique accompagne la rflexion de Socrate. Se connatre afin de dterminer son comportement. Chez lui, toute linterrogation aussi nexiste que pour mieux savoir se conduire. Ce sont les raisons pour lesquelles, de son discours, lon peut dtacher des vertus applicables pour la bonne marche de notre vie quotidienne
29. Le discours de Socrate est donc moral, tout comme celui de Janklvitch. Pourtant la philosophie ne semble pas pouvoir tout rsoudre pour lun comme pour lautre. En effet ne se trouvent-ils pas souvent dans des situations qui paraissent inextricables ?.4) LA PHILOSOPHIE ET SES LIMITES :
Le dialogue socratique ne conclut-il pas assez souvent sur une aporie
30 ? De mme Janklvitch navoue-t-il pas son impuissance dtenir la vrit ou circonscrire un certain Je-ne-sais-quoi, qui, est lobjet daprs lui de la philosophie? En bref, tous les deux ne montrent-ils pas, par leur impossibilit avoir une opinion rflchie sur tout, la grandeur de linterrogation philosophique, qui est de pressentir lexistence dun mystre impntrable la simple raison.Certes cette opinion mrite la modration envers Socrate. Car si Socrate ne trouve pas forcment de rponse certaines des interrogations qui lui sont poses ce ne semble pas tre pour lui le signe de son impuissance, mais plutt celui dune mauvaise faon doprer linterrogation. Peut-tre est-ce d lexigence temporelle qui nous presse dexister, "Le temps nous presse, il faut aller lessentiel: sexaminer soi-mme qui est aussi se possder soi-mme"
31. Voil, pourquoi Socrate est plutt "accapar par le souci des vertus morales et politiques"32.Pour Janklvitch aussi le temps presse. Il faut faire le bien tout de suite
33. Pour lui, il sagit bien dun maintenant ou jamais. Pour les deux penseurs, le ncessaire est la morale et son agir moral.La philosophie possde donc un rapport au temps qui est de lordre de lurgence du faire. Linterrogation nattend pas. Pour Socrate il nest pas besoin dun lieu spcial pour interroger Alcibiade, Mnon, Lysis, et ses autres amis. Nimporte o suffit. Ici, cest loccasion dun banquet; ailleurs, cest sous un arbre prs dune rivire, l-bas cest au gymnase, ou encore au Portique-Royal. Bref, pour Socrate, tout est occasion de philosopher. La philosophie semble tre avec lui partout prsente et toujours en action.
Janklvitch connat lui aussi la porte et la valeur de loccasion, du karos. Elle est essentielle la conscience humaine. Elle est, pour lui, le signe dune bonne sant humaine. Car "tout peut devenir occasion pour une conscience en verve"
34. Et "loccasion est une grce quil faut parfois aider sournoisement"35. Plus une conscience est aux aguets pour "faire", plus elle est proche de cet instant-clair dont la philosophie de Janklvitch essaye de faire savoir quil existe. Cet instant-clair, cest lensemble de la philosophie de Janklvitch qui en parle, daprs Lucien Jerphagnon. Pour lui la philosophie de Janklvitch est une "grande vrit instantane dont lexpos prend du temps"36. Parce que la vrit reste mystrieuse ou nous chappe toujours par un ct. Celui de la complaisance et de linconscience premire, pour Janklvitch. Celui de la mauvaise agogie, pour Socrate. Alors si la vrit ne peut-tre crite sur un tableau vert ou noir, il ne nous reste plus qu dire quelle existe, bien quon ne puisse latteindre avec sa raison. Il faut la faire tre. Tout simplement. Cest dailleurs ce quoi engage la philosophie de Janklvitch qui, comme nous allons le voir dans la troisime partie de notre expos, engage faire.Dans cette mesure, o la vrit est indicible, elle fait rfrence ce qui est au-dessus de lhomme; daprs Jean Brunschwig "Le dialogue des hommes fait signe et rfrence quelque chose qui dpasse lhomme"
37. Ce quelque chose qui dpasse lhomme nest-il pas lexpression de ses limites universelles ? Et ses limites universelles ne sont-elles pas en mme temps les limites de la philosophie ? Car la philosophie est consubstantielle aux hommes, non aux dieux. Mme si elle peut tre issue dune rvlation divine38.Peut-tre dtenons-nous l une raison labsence de systme chez Socrate et chez Janklvitch. Il ny a pas de systmes chez ces deux penseurs parce quils savent que lon na jamais fini de savoir. Ils se refusent figer dans des cadres transmissibles une pense unique. Ils ont pourtant des mthodes, ici ou l, mais elles sont modulables suivant les interlocuteurs pour Socrate, et suivant les occasions pour Janklvitch. Point de manire de sy retrouver, de dire : "Ici, cest le dbut, ici, cest la fin du systme". Il faut monter en marche dans ces deux philosophies.
Car ni lune ni lautre ne sarrte avec la mort du penseur. Toutes les deux sont pensables linfini. On peut toujours y trouver quelque chose dire parce que, de point final, il est impensable de pouvoir en trouver un. Le point final est toujours repouss, car la pense pense toujours et dpassera, de cette manire nimporte quel systme qui voudrait lui dire : jusquici, hactenus, et pas au-del. En quelque sorte on exprime ici par la finitude particulire, linfinitude humaine, ses problmes et ses mystres.
Cest ce qui est sous-entendu lorsque Socrate remet plus tard le dialogue. Si nous navons pas russi aujourdhui, ne cherchons pas htivement une conclusion, mais prfrons la remettre demain. Cest aussi ce qui est sous-entendu, lorsque Janklvitch ne donne pas de limite au faire, lorsquil exprime, en substance, que lamour, le don et, le devoir sont au-del de tout hactenus. Cest--dire au-del dun quelconque point-limite, par-del lequel nous pourrions nous sentir satisfait davoir accompli un certain devoir. Toute limite est trop complaisante et rclamerait trop son d pour tre vraie et, agissant rtroactivement sur son faire, elle corromprait lintention originaire. Une fois que lon fait, on ne peut plus dignement sarrter de faire. A la limite, mieux valait ne pas savoir quil fallait faire. Alors la philosophie doit-elle se chuchoter ?
39.De mme chez Socrate une fois que lon sinterroge avec lui on ne sarrte plus de se connatre soi-mme et de continuer linterrogation. Linterrogation socratique est fcondante. Peut-tre parce quon le savait dj ? Elle germe dans les esprits. Et tous les esprits sont de la bonne terre pour Socrate. Tous les esprits possdent aussi leurs graines. La germination se fait loccasion dune rencontre
40. Cest peut-tre aussi que Socrate ne peut sempcher de divulguer une vrit cache quil a saisie loccasion dun vnement prs de loracle de Delphes. Janklvitch ne nous rappelle-t-il pas ce quHraclite disait de loracle de Delphes : "loracle de Delphes selon Hraclite, ne dit ni ne cache, mais il suggre par des signes, demi-mot ou mots couverts. Ou plus simplement il ne parle pas, mais il donne entendre, et il chuchote loreille de notre me les vrits caches"41. Si nous entendons de quoi il sagit nest-ce pas parce que nous savons dj de quoi il sagit ? Finalement loracle de Delphes nest quun prtexte pour ne plus se laisser abuser par une conscience qui voulait se cacher certaines vrits.Dans cette mesure notre limite nest-elle pas toute intrieure ? Do la ncessit du "connais-toi" de Socrate qui rejoint lexigence dune me toute entire, "ol t psych", entirement convertie, pistroph, au mouvement de laction morale de Janklvitch et tourne vers tout ce qui "donne entendre". Pourtant, et nous le verrons plus loin, ces deux exigences ne vont pas dans le mme sens. Mais avant de discuter des diffrences entre les deux philosophes, nous allons nous pencher sur la manire dtre des deux penseurs et la fonction respective quils sassignent.
B) La fonction du philosophe :
1) LE PRINCIPE DINQUITUDE DU CHERCHEUR DE VRIT; LAN-ROS.
Janklvitch est un "bagarreur sur la brche"
42 toujours en dsquilibre la recherche dun quelque chose qui ne se laisse pas circonscrire par des mots mais qui napparat que pour disparatre. Dun quelque chose qui ne se repose pas dans le quotidien. Cest par lobjet toujours changeant, toujours fuyant, toujours ailleurs de sa rflexion philosophique que le philosophe se trouve dans une position qui le force, lui aussi, ne pas stagner dans la demeure du prsent. Il est forc dtre tendu vers son but, "dtre aux aguets", en perptuelle recherche dun quilibre, qui est la recherche dune vrit sur laquelle il pourrait se reposer. Mais la fonction de la philosophie nest pas de procurer le repos, mais de se maintenir veill afin de pouvoir sans cesse entrevoir43. La vrit est entrevue dans ces rares instants qui sont pour nous loccasion dune tangence avec lineffable. On comprend alors comment le dsir de connaissance implique une recherche tous azimuts et qui linstar dun dsir rotique, provoque le mouvement vers lobjet du dsir. Le principe dinquitude ainsi dcrit peut se rvler aussi, concrtement, dans la manire dtre de Janklvitch. Par exemple, dans ses reprises sans jamais faiblir des mmes thmes retravaills44.Socrate force remettre en mouvement le dialogue il veut aller jusquau bout
45. Nest-ce pas le signe de lexigence dun philosophe qui, lui aussi, cherche sincrement ? Son travail nest pas de chercher tout seul mais en commun, dans un dia-logue. Dans une confrontation avec quelquun. Socrate ne peut pas savoir ce que le dialogue donnera; dans cette mesure, il est nescient. Cest cette recherche avec lautre qui donnera la rponse aux questions poses. Car il sagit "de se rendre compte"46 de ses agissements afin de savoir sils sont en correspondance avec le principe qui est leur source. D'o la raison pour laquelle la mthode socratique "est toujours donne en action"47.Socrate ne thorise pas; il fait tre lautre lui-mme dans un lan damour qui le fait chercher avec lautre. Dans cette mesure, il donne ce quil na pas, car cest dans et par la confrontation quil saura ce qui peut mettre toutes les opinions divergentes en accord. Lamour intervient comme image de la fcondation. Les intelligences se fcondent entre elles comme les corps
48. Mais pour tre fcondes entre elles, les intelligences doivent tre attires les unes par les autres, cest lautre versant de lamour. Lros attire pour fconder.Nest-ce pas aussi ce quoi tend Janklvitch la conciliarit, la sobornost
49 des consciences, non certes par le dialogue, mais par lamour lui aussi. Car comme le dit Robert Maggiori "lamour est la morale elle-mme"50 dans la philosophie de Janklvitch. Et cest cette morale qui est le premier problme philosophique51. Cest pour cela que Janklvitch essaye de comprendre les raisons de laction et essaye de se pencher sur la conscience humaine et ses ambiguts morales tellement lies lamour. Tout comme Socrate qui se penche sur lme humaine et, laide du dialogue, essaye de trouver ce qui peut la diriger. Dans cette mesure on comprend mieux linquitude de ces deux philosophes qui mettent au premier plan la prfrabilit de lautre. Lun parce que ncessaire la recherche des principes vertueux, lautre (Janklvitch) parce quil met, dans le pur mouvement damour vers lautre, toute la valeur de la morale.Mais pour cela il est ncessaire davoir des qualits qui sont la manire dtre commune des deux philosophes.
2) LES QUALITS COMMUNES DES DEUX PHILOSOPHES :
Honntet, fidlit, passion du vrai et surtout humilit forment les qualits ncessaires au deux philosophes, mais qui sont en ralit applicables tous les hommes qui dsirent connatre leurs motifs daction.
Lhumilit est la condition dune prise de conscience vraie pleine et entire de ses caractristiques propres. Lhumilit cest Socrate. On en veut pour preuve quil se refuse avoir une cole. Quil ne sinsurge pas quand on veut le mettre mort. Quil ne se fait pas payer pour dispenser son savoir. Quil va partout o on le demande sans considration du rang. Il parle tous ceux qui sont prts lui rpondre. On ne peut pas dire que Socrate soit imbu de sa personne. "Cette humanit (celle de Socrate), nest-elle pas de son vrai nom humilit ? Rien natteste mieux la vertu de Socrate. Il est aussi peu que possible le surhomme, le sage absolu que tels disciples loueront"
52. Il laisse parler et ensuite il parle. Il ne parle jamais le premier, il est la plupart du temps consult ou abord, jamais on ne le voit part comme un penseur reclus et dispensateur de son savoir quelque disciple choisi.Pour Janklvitch, cest dans toutes les oprations de la vie quil faudrait pouvoir tre humble et, a fortiori, face au savoir et la vrit. Ne dit-il pas, dans une autre optique, quil faut "faire tenir le plus possible damour dans le moins possible dtre"
53, nest-ce pas le comble de lhumilit ?.Cette humilit saccompagne dune ncessaire fidlit aux engagements; nous lavons vu dans lEuthyphron avec Socrate : le dialogue engage les deux parties se pencher honntement sur ce quest la pit. Mais il en va de mme dans tous les dialogues o chaque partie soit parle dans le but de se mettre daccord, soit se tait comme Philbe dans le Philbe, o il se dcharge de sa thse sur Protagoras. Il naccepte plus le dialogue ni ses exigences. Il faut, pour accepter de dialoguer, la double exigence de la sincrit et de la fidlit.
Cest aussi lattitude que recommande Janklvitch. La fidlit est "vertu de lintervalle", cest--dire "manire de se conduire"; et "la fidlit soi est dans tous les cas une vertu, tant elle mme la fois forme et matire"
54. Pourtant il sagit avec Janklvitch de prciser quelle sorte de fidlit est bonne. La fidlit dans lerreur par exemple est-elle justifiable ? La qualit de la fidlit importe au premier plan. Janklvitch nous dcouvre la ncessit dune fidlit pneumatique55. Dune fidlit qui est amour et non stupide attachement la forme. La vertu de fidlit renvoie lamour comme la sincrit renvoie aussi lamour. Toutes ces vertus naissent identiquement pour donner lhomme la conscience de sa grandeur.Socrate est le premier qui rflchit sur les conditions et les implications de lagir humain. Sa fonction est dveiller lhomme sa propre humanit, lexigence dtre quelquun qui sache ce quil fait et pour quelles raisons il le fait. Cest ce que Festugire souligne, lorsquil nous fait remarquer qu lpoque de Socrate "Lhomme ne se connaissait pas, ne saimait pas vraiment(...)Il ignorait ce que cest que dtre homme, quelle perfection il se doit datteindre(...)et il ignorait que son meilleur ouvrage, son activit la plus belle est datteindre cette perfection"
56. Socrate donne lindividu la tche dtre un homme et pas seulement un citoyen.De mme Janklvitch force chacun dentre nous devenir ce quil est, afin de sacquitter de ses devoirs qui sont infinis puisqu la mesure de son vouloir. Il nous fait nous rendre compte du "plus prcieux de tous les trsors" qui est "libert daimer vraiment ce que lon aime"
57. Car Janklvitch nous dlivre aussi dun poids peut-tre tout aussi important que celui des Sophistes et de leur art du comportement pour le comportement, cest celui davoir tricher. "Navoir plus se forcer, faire semblant, cesser dapplaudir sans conviction, tre enfin sincre..."58. Enfin, Janklvitch nous dlivre des chanes dune culture do lamour aurait disparu pour laisser place des formes sans souffle de vie, une justice sans amour, par exemple.Retrouver ce qui tait perdu sous lnorme amas du rel, cest la vocation de ces deux philosophes. Redonner lenvie de vivre, avec des raisons de vivre humaines et non artificiellement forges par des traditions dont les raisons sont depuis longtemps oublies, ou pour un monde sans amour rciproque. Ces deux philosophes donnent peut-tre encore envie de vivre car "ils sont tourments dun mal trange qui ne leur laisse point de repos"
59, et ce mal transporte tout ceux qui les coutent dans des dcisions et des face face avec eux-mmes qui ne souffrent aucun dlai. Car dsormais le temps nous presse, tout lheure il sera peut-tre trop tard. Socrate ne reparlera pas avec Euthyphron, car il va voir lArchonte, et la pit naura pu tre dfinie; lopinion dEuthyphron sur elle persistera peut-tre.
3) DU PHILOSOPHE LAVENTURIER : LE CHARME DUNE QUTE.
"Ce sentiment daventure, il ny a peut-tre rien au monde quoi je tienne tant.Mais il vient quand il veut; il repart si vite et comme je suis sec quand il est reparti !
Me fait-il ces courtes visites ironiques pour me montrer que jai manqu ma vie ?"
Antoine Roquentin, in La Nause, de Jean-Paul Sartre,
p.83, ed. Gallimard, 1938.
Il faut donc se lavouer le philosophe est un charmeur. Puisquil est celui qui attire lautre dans les mailles soit de sa dialectique soit de ses ides. Mais quelle est lorigine du charme ?
Chez les deux philosophes il sagit de lamour de lautre. Socrate capte ses auditeurs tout comme les auditeurs de la Sorbonne sont capts par Janklvitch en croire Robert Maggiori
60. Ce charme l ne capte pas pour endormir mais pour rveiller; Socrate installe le dsquilibre chez ses interlocuteurs. En montrant lexistence dun cercle vicieux dans la thse dEuthyphron, on peut supposer que la raction de fuite qui sensuit montre bien que Socrate a touch Euthyphron. Lassurance quil dtenait au dbut du discours est perdue son terme61.Ce charme qui veut faire accoucher les autres de leurs raisons dtre, provoque le dsquilibre intrieur. Socrate trouve avec nous les failles de notre raisonnement pour les retourner contre nous, et nous dcider choisir en connaissance de cause.
Choisir cest aussi lexigence de Janklvitch. Lui qui a horreur des hsitations face laction, lui qui a horreur de la station immobile qui senfonce dans lintervalle; il nous exhorte agir
62. En plus en tant qutre moral, lhomme doit sexclure de tout quitisme63 .Bref, "charme est un autre nom pour cette violence moins captatrice que captivante"
64. La morale comme lamour exigent le choix donc nous poussent au dsquilibre, nous lancer dans laventure de la vie. Ils nous forcent tre des acrobates. Nous enjoignant de nous possder. Dtre en acte ce que nous sommes en puissance et de temps en temps65 . Comme avec Socrate, il est clair que ce que linterlocuteur ne sait pas, il le sait en vrit. Il suffit quil se rende compte de ses erreurs.Chez Janklvitch, cest lamour qui fait que les erreurs sont reconnues. Car lamour "va et vient comme une acrobate de la transcendance limmanence, du dehors au dedans et du connatre ltre..."
66. Cest dans cette oscillation perptuelle que lhomme Janklvitchien doit se situer. Et cest dans ce fragile va et vient que le charme apparat en chiasme. Il est ce quelque chose quil faut accueillir envers et contre tout. Il est cette possibilit dattendrissement "qui existe chez tous les hommes, mme chez les ingnieurs des ponts et chausss"67. La vie est l qui nous tend les bras avec ses mille et une occasions dtre en correspondance avec autrui. Janklvitch ne fait -il pas ici le mme travail de remise en ordre des valeurs que Socrate ralisait dj.Ne mettent-ils pas tous les deux en avant le trs prcieux mouvement de la conscience amoureuse, lun pour se connatre, lautre pour aller au devant des autres. Le charme de cette qute tant donn par linpuisable amour quil suffit de capter au vol.
C/ Quelques principales diffrences entre les deux philosophies :
Cest pour donner plus de relief aux deux portraits philosophiques que nous avons choisi de montrer quil existait des diffrences entre ces deux penses. Par ltude de la figure de Socrate, on pouvait croire que Janklvitch ne se suffisait pas lui tout seul et quil avait en quelque sorte besoin dun garant spirituel. Mais il faut savoir que Janklvitch na jamais revendiqu une telle parent. Le problme de la lgitimit de la runion de ces deux penseurs se voit rsolu par le fait que la figure de Socrate est reconnue comme "le totem de la philosophie occidentale"
68. Ce qui place Socrate comme le point de passage oblig si lon veut essayer de se ressouvenir de ce que fut au dpart la recherche de la vrit. Or cette ressouvenance nous permet, dune part, de sentir un peu mieux ce quest lesprit de la philosophie janklvitchienne et, dautre part, de voir ce quapporte Janklvitch.1/ LIMITES DE LEURS IDES COMMUNES :
Nous avons vu que tous les deux parlaient de conscience. Socrate nemployait pas ce terme de conscience, bien sr, mais lide dune rflexion sur ses raisons dagir peut nous faire penser quil pressentait peut-tre lexistence dune telle entit. Si nous prenons la dfinition janklvitchienne de la conscience nous en serons dautant plus convaincus : "Cet objet-sujet qui me regarde(...)on ne peut lappeler que dun nom la fois intime et impersonnel : la Conscience"
69. Or le "Connais toi, toi-mme" (Gnthi sauton) est bien laction rflexive du sujet Socrate sur lobjet Socrate. Dautre part, ce qui fait de tout homme quil est homme cest son me70. Ce quil est, cest son me, donc la connaissance de soi, cest la connaissance de son me71.La connaissance de soi, le "Connais toi toi-mme" possde un intrt minemment pratique, celui de ne pas outrepasser ses possibilits, mais aussi celui de rester modeste et davoir le sens critique
72. Ce sens critique tant utile tout ceux qui dsireraient rfuter les Sophistes et leur rhtorique hallucinogne.La conscience, Janklvitch sen mfie. Il faut russir sentir quelle est sa subtile subtilit. Elle nest pas si facile manier, comme Socrate pouvait le penser au premier abord, il se peut mme quelle soit en ralit un ennemi dans la place forte de laction morale. Car pour Janklvitch il va sagir de faire natre sa vrit propre par lintermdiaire des choix drastiques de notre faire. La conscience porte en elle un certain nombre "dides" qui la font hsiter sur ce quil serait bon de faire. Lexigence janklvitchienne de faire le bien immdiatement sen trouve dsormais retarde, et du seul fait de cette conscience que lon peut dire malheureuse. Car pour elle la circonspection semble tre une qualit. En revanche, pour Janklvitch, le bien doit tre excuter sans dlai. A ce titre il faut pouvoir se librer dune conscience trop pointilleuse et, qui rclamerait des garanties.
La conscience contient dautres dfauts celui par exemple de savoir et de faire savoir quil sait. Comprenons bien que, lorsquil sagit de se connatre, il est ncessaire de passer notre tre aux rayons "X" de la conscience. Dj la conscience peut bien ou mal faire son emploi. Mais lorsquelle le fait bien elle tombe dans un second danger qui est celui de la complaisance. Ce danger, Socrate ne semble pas lavoir pris en compte, mme si son ironie lefface demi. A demi, car lironie de Socrate est peut-tre aussi humour, comme le pense Janklvitch
73. Et lhumour reste la prise de distance vis--vis de ses comptences.Ainsi Socrate, malgr son humour, ne dsigne pas expressment les dangers dune consquence de la prise de conscience de soi. Janklvitch, lui, sen rend pourtant compte, ce qui va lamener sinterroger sur la validit dune telle prise de conscience. Demandons-nous alors si la conscience serait aussi bonne quelle est vraie, pour pasticher une question de Janklvitch sur la vrit
74. Car si la conscience devient un obstacle lagir moral il faudra se demander quelle est sa fonction.Or tout le problme moral sera de passer des raisons au faire
75. La conscience est la charnire de ce problme, elle est mme ce qui en fait le paradoxe. Parce quelle est lorgane et lobstacle du faire, il faut passer par la conscience pour tre au courant de ce quil est ncessaire de faire en rapport avec son tre. Cest la fonction organique de la conscience. Mais il faut dpasser cette fonction qui, si on sy attarde trop, pse de tout son poids sur la ncessit du devant-tre moral, sur lobligation dagir. Bref, la conscience complote, tergiverse et remet au lendemain la dcision de laction76.Et si, pour Socrate, il nexiste pas de rflexion sur les complots de la conscience et les diffrents cas de conscience, cest peut-tre quil navait en tte que de rfuter les Sophistes. Ces Sophistes qui donnent les moyens de rsoudre les cas particuliers indpendamment de la valeur de ces dits cas. En raction, Socrate soccupe de dfinir afin de concilier, et par l mme doublier, les cas. Dans cette mesure on peut mieux sexpliquer la valeur suprme de la parole chez Socrate. La bonne parole, la bonne agogie, est directement rconciliatrice. Lacte socratique est celui de la rconciliation par la dfinition. Il ramne le particulier son principe. Principe qui par son universalit ne peut que que gnrer lunit de tous. Cela suppose un a priori, que ceux qui dtiennent le principe naient plus de problme. Lagir, la conduite tenir, est dj contenu dans les paroles
77.Janklvitch se mfie des dfinitions et des mots. Le problme de la conscience va lui permettre de mettre en vidence que les mots et les ides veulent tous avoir la premire place
78. La solution (si tant est quil puisse y en avoir une79) la guerre des valeurs, aux cas de conscience; en somme la seule vrit80, le seul commandement81, cest lamour. Lobjet de notre tude sera de le montrer.Pourtant Socrate ne dlaisse pas cette ide damour mais il nen fait quun moyen pour parvenir la connaissance
82. Disons que, pour lui, tout ce qui est savoir, ce nest pas lamour qui le sait, bien quil puisse y mener; mais cest la raison, et une raison trs bien conduite83. Lamour en tant quil est fcondant84 pour Socrate nest quun moyen de parvenir la comprhension mutuelle afin de faire germer chez dautres les ides de bien, de justice, de beau, etc...Jamais il nest une fin en-soi.La peur de lenthousiasme ou de lesclavage par le trop damour, un amour dlire en quelque sorte, explique cette limite donne par Socrate au rle de ce Dmon
85.Il est intressant de noter, avec le problme des potes qui ne dtiennent pas la sagesse parce quils sont "possds dun Dieu"
86, que chez Janklvitch, ce seraient plutt les potes qui dtiendraient la sagesse, dans la mesure o lamour parle avec eux et en eux. Bref, dans la mesure o ils sont tout amour.Et si les potes narrivent pas expliquer leur pome, cest bien plutt le signe dune supriorit que dune infriorit. Car en amour, cest labsence de raison qui est la raison. Ainsi lamour chez Janklvitch nest jamais vu comme Dmon.
Il sensuit que pratiquement la morale nest pas une science, pour Janklvitch, et nous verrons quelle consquence cela implique pour la justice, par exemple. Car sil ne faut pas se dfier du dlire amoureux, alors nous navons plus qu le laisser tre. Ce laisser tre de lamour na pas devoir tre subordonn quelque mouvement rflexif. Lamoureux est tout entier "proue de navire", pour reprendre une image de Batrice Berlowitz
87. Il est tendu vers lautre jusquau dsquilibre.Il na pas le temps de se chercher des raisons. Son geste se suffit lui-mme. Comment reconnatre lerreur et que devient le mal?
Lerreur est absence damour. Lerreur cest de ne pas aimer assez. Le mal est mchancet, mauvaise volont, cest--dire dsir ou volont de nuire
88. On voit bien alors comment lamour est le nouveau point dappui dune vie morale, comme la conscience de soi tait le point dappui dune morale scientifique prconise par Socrate89.Lexemple de la justice chez Janklvitch, nous montre comment lamour peut concrtement faire changer la pratique de ce qutait une science, en un acte damour qui est plutt nomm ici charit. La justice, la vraie justice, pour Janklvitch nest pas comptable, il y a bien une justice qui est balance, mais celle-ci se nourrit dinjustice, cest dailleurs pour cette raison quelle a besoin dexister. On la compris, pour Janklvitch, il existe une justice simple, dans le sens simpliste, du pour et du contre, une justice du flau en gros. Et une autre justice, plus humaine, que lon peut appeler charitable et dinspiration gnreuse. Une justice qui nest pas crite, qui nest de ce fait jamais injuste, cest dire contraire aux lois. Elle obit un principe suprieur qui nest pas ici un principe au sens o lapplication la lettre de ce principe serait une russite, eupraxein.. Cest un principe qui est une certaine manire dtre, et devenir ce principe-l implique bienfaisance ou malfaisance. Alors que "limperturbable justice,(...) naime ni ne hait personne, nest ni bienfaisante ni malfaisante"
90, elle est galit proportionnelle et non quit charitable. Elle sacrifie "la correction grammatique la vrit pneumatique"91.La justice dont soccupe Socrate est une justice dont llment "vivant" est exclu. Il sagit de cas que lon rapporte un principe dduit par la bonne dialectique et qui ne souffre pas dtre contredit par autre chose. Cette autre chose Janklvitch la met en avant. Il faudra penser que le justiciable est un Autre. Que la diffrence est comprendre et non rduire "au mme dnominateur"
92. En fait il sagit dtre humain et non, pour employer un terme contemporain, dtre comme des "machines" qui, une fois rgles sur leur principe, seront incapables den droger.Cette ide dhumanit dans la justice dpend de la condition humaine. Plus exactement, de la finitude de lhomme. "Le monde de la valeur est un monde cartel"
93; ce titre lhomme doit renoncer connatre la chose en-soi parce que chaque personne est dsormais une "fin en-soi"94. Le monde des valeurs existe ainsi au pluriel comme nous le verrons95, ceci impliquant entre autre lexistence de plusieurs vrits96. Ce qui a pour rsultat quil ne peut y avoir "de certitude humaine absolue dans les choses morales"97. Toutefois lon doit prciser que, daprs Janklvitch, il se peut quil existe une vrit en elle-mme "non partage". Mais dans les faits, cest--dire "par rapport nous", cette vrit est invisible et inconnaissable, elle nous apparat alors divise en autant de personnes humaines. La justice qui est "la dtermination rationnelle et discursive de la vrit"98 ne peut que se dterminer linfini do le mot humoristique de Janklvitch qui parle de la dialectique comme ayant encore de "beaux jours"99 devant elle.La vocation de la justice, daprs Socrate, est de dpendre dun principe moral, en loccurence le juste, admis par tous, mais il na pas senti le poids de linjustice. Ce que lon peut reprocher Socrate est quil nait pas eu les bons interlocuteurs qui lui fassent remarquer lexistence dune multiplicit dautres valeurs, engendrant cette impossibilit datteindre un consensus par la nature mme de lobjet de ses recherches, qui tait, pour reprendre le vocabulaire de Janklvitch, de dcouvrir un "tout autre ordre", fondement des actions de celui-ci.
Ctait faire abstraction de notre finitude que de prtendre pouvoir atteindre ce "mystre de labsolu plural"
100. Ctait oublier que nous tions des hommes et non des dieux, et que chacun dentre nous dtient une part de vrit. Ctait oublier que "la mtempirie nest pas une certaine modalit de lempirie" mais quelle "dsigne ce qui est hors de toute exprience possible"101.Nous nous heurtons ici la diffrence essentielle entre Socrate et Janklvitch. Cette diffrence cest par ltude de la notion du mystre que nous arriverons lui donner toute sa porte.
2) DU MYSTRE ET DE LOBSCUR :
"Je sais tout cela, mais je sais quil y a autre chose. Presque rien.
Mais je ne peux plus expliquer ce que je vois. A personne."
Jean-Paul Sartre, La Nause, p.19. Op.Cit.
Pourquoi lhomme existe-t-il ? Pourquoi sommes-nous porteurs de "vrits ternelles sans lendemain"
102 ? Cest--dire de vrits qui resteront vraies malgr notre mort. Avec ce paradoxe dune "vrit-ternelle-qui meurt-un-jour"103, nous approchons avec Janklvitch du rel le plus rel, celui de notre effectivit, dune effectivit qui finira un jour et qui est pourtant porteuse de vrits ternelles. Cest le mystre de cet "absolu plural" que lon voquait plus haut. Cest aussi le mystre de notre ipsit. Du pur fait de notre existence. Pourquoi jexiste ? Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?.Socrate ne semble pas avoir t impressionn par le mystre, sauf peut-tre dans Le Banquet comme le souligne Janklvitch o il est fait allusion un "quelque chose dautre"
104, allo ti, dont les mes des amants seraient prises. Ce quelque chose dautre est lui aussi rvlateur dun mystre. Il sagit de bien comprendre que lon ne peut pas rpondre ces questions et que lon se heurte ici "linavouable mystre de la vie"105.Le mystre, cest un fait impntrable qui nous est donn et aussitt repris, car on ne peut le dissquer avec des mots. Il est donc la fois hors de n dans la conscience immdiate que lon peut en avoir, et hors de notre porte parce que lon ne peut pas dire ce quil est. Cest ce qui se passe pour la mort "qui est la philosophie mme"
106 dans la mesure o elle nous fait prendre conscience du "srieux" de notre "destine". Elle nous en fait prendre conscience par ce double aspect de la tragdie et du destin. Tragdie dduite du destin, cest--dire du syllogisme "tout homme est mortel", qui implique que moi aussi je suis mortel. Toute causerie ne parlera qu ct de la mort; on ne peut pntrer le mystre de la mort...quen mourant, et encore; car au moment mme ou nous serons morts, nous ne serons plus l pour dire ce quelle est. L aussi, la dialectique peut encore avoir "de beaux jours devant elle", dans la mesure o toute mditation de la mort ne sera jamais quune mditation autour de la mort. Comment dsormais, peut-on prtendre discourir, propos de lvnement mortel, avec ce qui ne sera plus que "mots impuissants et truismes stationnaires"107.Ce quapporte la mort cest ce mystre dun "je" qui est destin mourir et qui pourtant existe pour un trs bref moment, compar au cours de lunivers, mais qui existe envers et contre toute raison. La mort nous renvoie notre dignit. Si nous ntions pas destins mourir, nous ne vaudrions rien. A quoi bon faire quelque chose maintenant, notamment le bien, si lon a toute lternit pour cela ? La mort nous responsabilise plus que toute autre chose, et plus que Socrate ne lavait fait en nous demandant ce que pouvait tre la vertu ou la justice.
Pour Janklvitch "ce qui est vrai du mystre de la mort, mystre de terminaison, nest pas moins vrai du mystre de lamour, mystre de renaissance"
108.Tout ces mystres sont "inapprofondissables" et nous appellent faire. Le mystre cest le presque. Cest--dire quil est presque quelque chose que lon pourrait connatre, mais il nous manque..les mots pour le dire. Alors ce mystre ne peut que nous tre donn dans des "intuitions-clairs" des "gnoses disparaissantes", que les systmes philosophiques "nous dissimulent"
109. Il ne nous reste plus que le respect, car la curiosit ne marchera pas. Il ne sagit plus dlucider des nigmes, comme Socrate pensait devoir le faire, cest--dire de sonder lobscur de nos principes. Il sagit de pressentir le mystre.Les choses "inatteignables" dont parlait Socrate ne lui donnaient pas conscience de sa dignit mais le foraient ne se cantonner que dans les choses humaines, anthropoia, dfaut des choses divines. La limite ntait pas pour lui signe de grandeur, mais lindication dun au-del ne pas dpasser. La limite rvlait les bornes du pouvoir humain. Or, avec Janklvitch, la limite est lindication de notre dignit dhomme et de notre devoir. La limite avec Socrate nous mettait face au devoir de nous connatre nous-mmes. Il nous indiquait le chemin vers la conscience. Avec Janklvitch, la limite est mystre, et nous renvoie lexigence absolue dun faire qui sera compris comme notre devoir tre. Devoir qui naura pour seule mesure que notre vouloir.
Ce vouloir, il faudra pourtant bien quil soit soutenu par quelque chose. Quelque chose dont il serait lcho. Il faudra que lon sache quelle est la vrit dont il se fait lcho. Pour cela, nous serons dans lobligation dinterroger la notion de vrit avec Janklvitch. Puis nous nous demanderons dans quelle mesure elle peut-tre linstigatrice de notre agir et si elle doit ltre.