DEUXIEME PARTIE :
Quest-ce que la vrit ?
A) Que nous apprend lexprience de la vrit sur elle-mme ?
Comprendre la vrit cest, avant toute chose comprendre les faons dtre de la vrit. Savoir la ou les manires quelle possde afin de nous faire connatre sa prsence. Cest par voie de consquence se pencher sur ltat dans lequel nous devons tre, afin que la vrit puisse sinduire en nous.
Lattitude de la conscience face ce qui lui arrive sera donc tudie dans cette perspective de la relation humaine la vrit. Nos mouvements intrieurs et leurs significations nous rvleront nos difficults saisir pleinement, immdiatement et de manire raisonnable, les valeurs qui devraient faire office de guide.
Les choix que nous dcidons dans notre vie seront dirigs par ces valeurs, do lextrme ncessit de se rendre compte du bien fond de nos dcisions. Or sil savre que le moyen du choix des valeurs napporte pas de rponse claire et dfinitive nos doutes, nous hsitons entre le faire laveugle et le ne pas faire.
En rponse cette hsitation, Janklvitch nous parle dun certain mouvement vibratoire, issu de notre bonne volont connatre la vrit du rel. Sous les apparences, et avec leur aide, nous essayons de savoir ce qui peut sy cacher. Mais pour savoir si notre recherche ne se fourvoie dans aucune ornire, il nous faudrait un moyen par lequel on puisse reconnatre la vrit, et savoir au minimum si lon sen approche ou si lon sen loigne.
Comme Janklvitch ne propose aucune mthodologie systmatique qui dsignerait du doigt le lieu o se cacherait la vrit, nous nous efforcerons de repenser lexprience de la vrit en nous dbarrassant de certains inconvnients de la raison et qui, pour Janklvitch, sont incompatibles avec une recherche sincre du vrai. Lexprience de la vrit, comme possibilit jamais compltement atteinte, soffrira nous non comme le signe dun chec de notre part, mais plutt comme le gage de notre russite, eupraxein. Dautres ides lies lappropriation de la vrit seront analyses, comme celle de penser pouvoir dtenir et professer une vrit, pour nous mettre en face dune ide que nous nosions rellement formuler mais qui simposera, savoir que la vrit morale, celle qui nous fait agir, ne peut nous tre offerte par la raison.
1)
LA VRIT EST LGION, CORRLAT, MES TATS DE CONSCIENCE AUSSI :Une vrit valable pour mon voisin nest pas forcment, cest--dire obligatoirement et dans tous les cas, valable aussi pour moi. Mais si nous tentons de nous persuader quil ny aurait aucune raison pour que je ne puisse pas mapproprier la vrit de lautre ni maccorder avec elle, il sensuivra quune plthore de valeurs toutes plus dignes les unes que les autres soffrira de nous guider. Quelle valeur de vrit pourrons-nous accorder chacune dentre elles ? Sont-elles galement valables ? Comment peut-on les distinguer ?
Janklvitch parle de la "guerre civile"
1 que les valeurs, et donc les petites vrits, se livreraient entre elles pour accder au trne de la grande vrit valable pour toutes. Et il ajoute : "Cest un fait pourtant que les valeurs se contredisent (...) que la problmatique morale est souvent alourdie par une sorte de "pesanteur thique!"2. "Guerre civile" et "pesanteur thique" renvoyant dos dos les raisons que nous pourrions trouver dans telle ou telle valeur, et do nous dciderions den dduire sa vrit.Cette multiplicit de valeurs possibles, et donc cette impossibilit de donner une vrit dcisive applicable en toutes les occasions, confre la ralit un statut quivoque. Cette quivoque ne peut tre leve par une quelconque vrit transcendante, puisque chacune aspire et donne des raisons de croire quelle est "seule et souveraine"
3.Une vrit qui serait, en toute occasion la solution de nos problmes moraux rencontre chez Janklvitch une certaine mfiance. Il sagirait pour lui dune prdominance de la forme sur le fond. Avoir une solution avant davoir vcu le cas reviendrait rendre inutile le vivre.
De toutes ces vrits, dcoulent nombre de nos cas de conscience car quelle valeur allons nous choisir comme critre du vrai, si toutes pourraient, a priori, nous convenir ? Le cas de conscience est le rsultat direct de ce "mystre de labsolu plural"
4 des valeurs. Notre volont dagir moral se trouve en lien direct, dabord et avant tout, avec la conscience de notre geste. Janklvitch ne parle pas ici dune moralit lie la raison mais la conscience5, donnant du poids une attitude de relation plus personnelle la vrit de lagir. Comme si nous devions nous dbarrasser du spectre de la raison universelle pour devoir nous pencher sur une attitude plus directe, en relation avec le sens de notre agir. Attitude qui nous force tre par nos actes notre propre justification, puisquune justification raisonnable naurait plus lieu dtre. En filigrane, nous sentons toute linutilit dun expos de la raison prsent par Kant, et qui renvoyait la ncessit que tout agir moral se devait dtre promu en rgle gnrale applicable par nimporte quel homme raisonnable. Se demander si son agir peut tre transform en une maxime valable universellement est donc contraire lide de Janklvitch. Puisquavec Janklvitch il sagit de faire rfrence sa propre vie intrieure.Le langage prendra, dans la mesure o il est expression personnelle une rsonance particulire chez Janklvitch. Il peut nous induire en erreur dans la mesure o il est "obtus, simpliste et sommaire"
6. Il ne sera donc pas le moyen privilgi pour atteindre une vrit qui ncessite labsence dapproximation, et une comprhension qui ne mcomprenne pas 7.
2/
CE QUE DIRE VEUT DIRE; LE STATUT DE LORAL :Comment se faire comprendre sans tre mcompris ? La mcomprhension est-elle inhrente au langage ? Lorsque nous changeons des paroles, ne faisons nous que dire des mots ? La vrit passant par les mots nest-elle pas forcment dfigure ?
Il ny a pas que du vocabulaire, il y aussi du sens; mais ce sens nest pas seulement vhicul par les mots qui le portent et permettraient alors de comprendre sans quil existe aucune mcomprhension possible. Avec les mots, vient la personne tout entire qui sexprime et qui donne sens la parole. Le donneur de sens nest pas le mot mais celui qui parle. La parole est corporelle.
Janklvitch nous fait nous rendre compte du rle que nous jouons dans lchange verbal. Rle qui ne doit pas se contenter de darticuler, mais de faire corps avec ce que lon dit.
Penser cest dj presque dire. Dire ne devient plus quune formalit et trouver ses mots, ou se risquer les inventer procde de la certitude de ce que lon a besoin de faire savoir.
Janklvitch lui-mme sexprime dans un langage qui lui est propre
8. Il nologise souvent. Avoir vraiment envie de dire quelque chose, cest stre impliqu tellement que nous en oublions de nous demander comment nous allons le dire. Et pourtant cela ne nous gne pas outre mesure puisque, lorsque nous nous exprimons, les mots pour le dire viennent aisment si nous y mettons le coeur : "tout est simple si le coeur y est"9. Le coeur permettra donc de dissoudre les malentendus.Lon sent presque la rfrence au gnie de linspiration, ou ce quon pourrait appeler "divinum quid"
10. Car quelle que soit la manire que lon a de dire, ce qui compte cest "avant tout avoir quelque chose dire"11 ; et il ajoute que "cette dernire condition est si primordiale, si irremplaable, si indispensable quil suffit la rigueur davoir quelque chose dire pour rinventer soi-mme les moyens de dire"12 .Cette vrit du dire nous force nous taire si ce que lon veut dire ne provient pas de nous; et peu importe que nous en ayons eu la rvlation dans une sorte dillumination divine, ou que nous ayons mis longtemps le penser; il faut avant tout que le mouvement qui nous porte parler soit issu dune appropriation personnelle. Il ny aura pas dchange personnel honnte si cette condition de fidlit soi-mme, de "sincrit"
13 , nest pas remplie. On ne peut pas faire passer une ide si nous ny avons pas auparavant adhr. Cette condition sine qua non nous invite une ascse personnelle, qui vitera lappropriation abusive dides, apparemment satisfaisantes, mais qui profondment pourraient nous dcevoir si nous y appliquiions ce conseil qui semble une lapalissade. Pourtant toutes les mcomprhensions ne proviennent pas uniquement du caractre non personnel de nos ides.Il reste que le malentendu auquel on se heurte le plus souvent est celui issu dune intention hypocrite. Janklvitch parle dun "coefficient de la dformation"
14 propre lhypocrite qui ncessite une perptuelle vigilance de la part de lauditeur, afin dessayer de dcouvrir ce qui est sous-entendu. Cette apparence qui nous parle pour nous signifier autre chose que ce quelle semble exprimer, Janklvitch met lide quelle soit une pudeur. En effet, puisque lapparence cache ce quelle veut dire et parle " mots couverts", elle renvoie donc la vrit dans le creux de son apparence. Ce sera nous de nous dfier de lapparence pour ne pas avoir la tentation de nous y laisser piger.Nous devons ainsi dans le mme temps connatre et re-connatre ce que nous entendons, sinon la vrit de ce qui nous est offert naura aucun sens. Or, en gnral, "la parole du mconnu na dautre cho que le silence..."
15, notre re-connaissance arrivant toujours en retard. Nous comprenons trop tard que la personne qui tait en face de nous, ou que la situation dans laquelle nous nous tions trouve, exprimait une vrit que nous navions pas su dcrypter. "Et quand nous sommes enfin dans la vrit, quand la chose dont nous fmes contemporains est enfin comprise, cest notre vrit qui nest plus actuelle"16. La vrit nattend pas la re-connaissance. Il nous faut lapprhender immdiatement ou trop tard. "Lapparence ne trompe que ceux qui veulent ltre"17, voudrait donc aussi signifier, que celui qui reoit les mots et la situation a lintention dtre tromp. Lerreur, pour Janklvitch, reviendrait une sorte de "demi-mauvaise foi ou une manire de complaisance, un dlire dinterprtation base de souvenirs, de regrets et de voeux"18.Nous mettrions dans les paroles de lautre, non son intention, mais la ntre. A ce titre, on peut se demander comment est possible une quelconque communication. Et si toute comprhension ne se ralise pas dabord sur fond de mcomprhension ? Comment savoir si que ce que dit lautre est bien ce quil dsire nous faire comprendre, et non ce que lon dsire entendre ?
Janklvitch nous assure que "Si le coeur y est, alors tout est sauv"
19. Les implications dune telle formule ne sont pas des moindres et loriginalit de Janklvitch est trs certainement davoir os les penser profondment, donnant sa philosophie le caractre de lhonntet intellectuelle quil prconisait lui-mme.Reprenant cette ide que "la sincrit est ltat de vrit lintrieur de lhomme"
20 nous dcouvrirons dans notre troisime partie, le mouvement de la bonne intention capable de transfigurer lerreur en vrit.Mais avant, et plus prcisment, il nous faudra tudier lattitude concrte de celui qui est attentif la parole, et nous pencher sur ce que lon a coutume dappeler lhermneutique. Pour enfin, dans un dernier moment de rflexion sur la vrit prise dans les mailles du filet du sens et de linterprtation, nous demander dans quelle mesure la vrit est dpendante du temps.
3/
DES MOTS, DE LHERMNEUTIQUE ET DE LA VRIT :
Cest dans la manire et loccasion que nous avons daborder, daffronter et de dupliquer le rel pour soi ou pour les autres que nous mconnaissons sans doute lessentiel. Or le seul moyen notre porte pour parler du rel est le langage. Ce qui ne va pas sans quelques difficults lorsque nous dsirons tablir la validit de nos propos.
Il sagira dviter la mconnaissance due " la nature amphibolique du langage"
21. Le langage parle par dtours. La faute de la mcomprhension en revient lignorance que nous avons de cette nature double du langage qui sexprime en se taisant, qui sexprime dans ses silences aussi bien quen parlant. Lon se tromperait si lon voulait penser que Janklvitch nous incite "matriser sans tre matris"22. Car lorsque nous connatrions la nature double, agogique et fourvoyante du langage, et aussi la crdulit de lhomme se laissant facilement berner par les paroles, notre honntet voudrait que lon en nust point pour cacher la vrit lautre.Mais ceci nous indique la multiplicit dintentions possibles face un mme comportement. Autant celui qui trompe donnera lapparence de ne pas le faire et de dire la vrit; autant celui qui est tromp pourra aussi faire croire quil se laisse tromper, bien quen ralit il connaisse lintentionalit trompante de son interlocuteur. Il y a alors inversion des rles et la dupe est dupe. Mais ajoute Janklvitch quest-ce qui empche qu son tour la dupe, qui croit avoir dcouvert un premier degr le dessous des cartes se soit laisse berner par le dupeur qui aurait eu lintention de faire sentir lautre que lui-mme voulait le tromper. Ce serait une sorte de manire quaurait linterlocuteur pour diriger notre mfiance ailleurs que l o elle devrait tre. Et ainsi de suite, lquivoque est infinie. Nous ne pouvons savoir quels degrs nous sommes tromps et la complication de certaines situations nous le fait remarquer.
Sans oublier que lunivers du discours est lui aussi porteur de plus dun sens possible. Car pour le philosophe "Cest le langage qui est la source par excellence des malentendus quotidiens (...) tramant en travers des relations sociales toutes sortes de fils imaginaires, de quiproquos et de pseudomorphoses."
23. Et Janklvitch la mme page ajoute qu"il "ny a pas assez de touches sur le clavier du langage pour exprimer les nuances infiniment diverses de la pense et de la passion". Toujours le mot est en retard dune nuance sur le sentiment qui veut tre signifi. Le discours est de lordre du fini, alors que les motions sont infinies en nuances et en qualits, ne pouvant tre dcrites par quelque crivain quinadquatement, cest--dire temporellement. Dailleurs lcrivain ne peut rien faire dautre que de suggrer au lecteur et il se voit oblig de laisser des moments non-dcrits.L, pour Janklvitch, se place le commentaire. Le commentaire serait issu de ce qui est laiss lapprciation du lecteur. L o la prcision nest pas claire et distincte -mais comment pouvoir enfermer un sentiment dans une telle prcision grammatique ?- le lecteur retrouve sa libert dexpression. On ne va pas du mot au dictionnaire, mais dune interprtation, au double sens, au contresens, au triple sens, au sens sous entendu et caetera...Le sens figur provient de ce lien allgorique dont nous tirons la sve de nos imaginations, projections et autres phantasmes de notre esprit. Nous tirons le sens dune phrase vers ce que nous sommes capables dy voir. Les images qui nous viennent ne sont que des images que nous rinventons pour loccasion de la rencontre : celles entre le mot et lesprance. Mais lascension dans linterprtation na de limite que notre paresse ou notre fatigue, car limagination est sans limite. La mconnaissance provient donc de la multiplicit de sens possibles bien que, sous un certain rapport, il existe une relation forcment vraie entre la chose signifie et le terme signifiant.
Le malentendu peut il tre vit simplement ? La crise qui en est lorigine nest-elle quune affaire de mots, de paronymies ou de concidences tymologiques ? En bref, le malentendu nest-il que de circonstances ? Non, "il ne suffit pas de fixer la terminologie et de combattre la confusion pour se retrouver daccord comme par enchantement"
24. Notre malentendu est sur fond dune msentente plus profonde; elle repose sur des volonts propres chacun dentre nous. Sur les ides que nous nous sommes faites. Toute concession verbale aurait donc pour nous des implications personnelles. Il nous faudrait rviser notre jugement; et quoi bon, puisque aprs tout nous avons bien russi vivre de cette manire tout ce temps qui fut le ntre, jusqu lclatement du malentendu ! Nous nous servions du malentendu comme dune couverture verbale notre incapacit nous accorder profondment.Le malentendu doit-il se dissoudre ou non ? Quil sagisse dun trompeur tromp, volontairement ou non, par un interlocuteur faussement naf ou non, bref limbroglio est total. Pour Janklvitch, la question se pose de savoir sil est ncessaire de lever lquivoque et si, comme dautres, par exemple Machiavel ou lauteur de lamour du mensonge
25, il ne vaut pas mieux la "discorde ouverte". Ici le malentendu semble acceptable. Mais il nest utile quen surface. Le malentendu est un malentendu de convention, il sert forger un tissu social et non des hommes. Il ne permet pas la confiance et le ciment, lthos des consciences; il ouvre seulement la voie au contrat et au trait.Il ne faut pas chercher le plus utile au plus grand nombre, mais ce qui donne sens la relation humaine et ce qui lui permet de se dpasser et daller au-del des mots. En fait Janklvitch nous invite ne pas nous contenter des situations quivoques, o ce seraient les mots qui samuseraient nous jouer des tours au lieu que nous nous amusions avec eux et les transcendions.
Cest par les mots que du sens nous est donn. Or, comme ces mots "sont lorgane-obstacle du sens"
26, notre problme sera de dfinir si le sens que nous comprenons renvoie bien la situation comprendre. Nous devrons donc rebondir de lobstacle lau-del de lorgane et, pour cela, dsirer vraiment comprendre; "lobstacle en raison mme de son caractre adventice, contingent, et surajout fait dj allusion lau-del de lobstacle"27. Cest--dire se connatre comme non seulement faillible et sans aucune science infuse, mais aussi libre de lobstacle, une fois cet obstacle des mots pris en considration.Pourtant la philosophie se sert des mots pour se faire comprendre. Comment faire de la philosophie sans toujours tomber dans lincomprhension et le malentendu ? Janklvitch, faisant allusion la recherche philosophique, nous propose ce quil faut malgr tout appeler une mthode pour faire affleurer le sens "en vue de cette recherche rigoureuse". "Les mots qui servent de support la pense doivent tre employs dans toutes les positions possibles, dans les locutions les plus varies; il faut les tourner et les retourner sous toutes leurs faces, dans lespoir quune lueur jaillira"
28. Les mots sont donc susceptibles de nous faire atteindre la vrit mais, pour cela, il nous faudra jouer avec eux. Non pas dans une mise lpreuve avec lautre, mais dans une confrontation directe avec la dialectique. Cest en creusant dans "les assonances et les rsonances"29 que nous finirons par ne plus pouvoir "aller outre"24 et dans ce cas nous sentir "provisoirement moins inquiets"30.En parlant des mots, nous nous sommes rendus compte quils induisaient des fausses situations avec lesquelles il nous fallait constamment jouer si nous voulions faire partie du tissu social. "Ici, la doxa est reine. Ici avoir lair est tout" lance le philosophe
31 et le malentendu est le "modus vivendi"32 dans lequel slabore les relations sociales. Ce lieu "o il faut tre si intelligent pour feindre de jouer contre soi"33. Lieu aussi o chacun poursuit ses fins personnelles sans aucune considration pour lespce, sans chercher donc se comprendre et a fortiori "saimer les uns les autres"34. Mais malgr tout ce qui pourra tre fait contre la vrit, celle-ci finira toujours pas vaincre un jour ou lautre, et pour la simple raison que le mensonge, n du malentendu, ncessite une dpense dnergie telle qu un moment donn la situation ne tiendra plus. "La vrit omniprsente, prsente toute seconde et sans effort comme lair atmosphrique, aura de toute faon le dernier mot"35. Cest la vrit qui parlera en dernier. Aucune dpense dnergie ne sera ncessaire pour la faire advenir. Simple et pure voil la vrit, qui na quun mot dire. Cest dans la pnultimit de ce mot face la multiplicit de nos paroles, toujours prtes en rajouter pour prciser, affiner et en bref, perdre l Ulysse que nous sommes, que se manifestera Ithaque, lle du repos mrit, havre de paix et de vrit. Nous identifions lgarement dUlysse au mme garement qui nous prend la gorge lorsquici ou l nous devons prciser notre loquacit. Nous rdons autour de la vrit tel Ulysse se perdant autour dIthaque. Et si la vrit arrive se faire connatre se sera uniquement parce quelle dtiendra un lien privilgi avec le sens. Si nous ne voyons pas la vrit immdiatement cest que nous nous la cachons. Ithaque na pas boug et qui sait sil ny a pas une petite part volontaire de notre tre qui aimerait bien que lon ne trouva point la vrit immdiatement ? Il est tellement plus doux derrer; et si nous sommes capables dviter soigneusement cette Ithaque do nous ne devrions plus bouger, nest ce pas quau fond de nous nous savons quoi nous en tenir son propos ? Finalement le seul moyen datteindre la vrit serait de latteindre par mgarde, comme Ulysse, qui ne croit pas lorsquil aborde Ithaque, quil est enfin parvenu au terme de son Odysse.La vrit naurait-elle donc pas besoin dun porte-parole suffirait-elle quelle apparaisse pour quon la reconnaisse ? Et dans ce cas l quel sens pourrions nous donner la recherche de la vrit ? Nous verrons plus loin quelles peuvent tre les qualits dune vrit. Mais dj nous pouvons avancer lide que la vrit si elle dtient le dernier mot ce ne serait pas parce quelle parlerait en dernier, mais plutt parce quelle se place au dessus de tous les mots. De ce fait elle leur donne sens; elle na pas lieu de parler. Sa prsence fait sens en elle-mme, sans quelle ait besoin de sexpliquer. Elle a le dernier mot comme elle en dtient le premier et ce mot que lon voudrait profrer nest-ce pas chacun de le retrouver ?
Pour viter dobstruer la vrit et la cacher, rien ne serait plus simple, pour Janklvitch, que la simplicit du coeur. Car pour "liquider les malentendus"
36, il ne suffit que de le vouloir. Et pour vouloir il ny a qu vouloir37. Nous le saisissons, Janklvitch ne donne pas de recettes pour que lon se comprenne. La comprhension provenant du seul dsir que nous aurions dtre en symbiose avec notre interlocuteur; il suffit que nous voulions de toute notre me pour entrevoir un quelque chose qui nous fasse nous entendre.
4/
HUMOUR ET SRIEUX. LINNOCENT ET LINTENTION :
Seule la volont de clarifier les situations confuses engendre la comprhension mutuelle. Cette volont, soutenue par lhumour qui est la mise distance des problmes, est dsir de rvler le malentendu, comme vraiment stupide et inutile.
Lhumour est distinguer de lironie pour Janklvitch. Lironie comprend un mode demploi et un but. Il suffit de dchiffrer ce que lironie veut montrer pour savoir ce quelle pense. Janklvitch parle du texte de Montesquieu sur lesclavage pour lequel "il suffit dune grosse hermneutique(...)prendre le contre-pied du prtendu plaidoyer de Montesquieu en faveur de lesclavage des ngres pour dchiffrer ce chiffre transparent et lire le terrible rquisitoire inscrit en filigrane sous ce plaidoyer"
38. Lhumour "na pas de stratgie puisque la vrit laquelle il fait allusion nest localise nulle part, dans aucune forme arrte"39. Lhumour pouse la forme de lvanescent, de lthr, dun quelque chose, qui semble exister, mais que lon ne peut dmontrer. Lhumour na pas de fonction pdagogique ou anagogique contrairement lironie, qui sait ce quelle avance car elle a une ide derrire la tte. On peut dire que lhumour est frre du temps, qui lui aussi nous donne une vrit voir, mais au loin seulement et dans le brouillard. "Cette vrit" donne par lhumour "demeure un lointain horizon"40.Ce passage oblig par le dtour de lironie ou de lhumour nous donne une indication sur la nature de la vrit " savoir que la vrit ne se prte pas une saisie directe"
41. La vrit nest pas immdiate. Elle ncessite le dtour ironique la "via per contrarium" ou le "voile de lhumour". Ces deux notions simbriquent chez Socrate de telle manire quil nous est difficile de les dissocier. Cest peut-tre ce qui donne son personnage cette ambigut ncessaire, si son dsir est de nous montrer la voie de la dialectique. Lhumour ne sait pas o il va.Il est errance pure. En revanche, lironie est didactique et possde une tactique. Lhumour est donc plus une manire daller de lavant quun savoir qui simpose. Lhumour est errance linstar du voyage dUlysse. Il existe au moins deux manires dapprhender cette errance, soit de la considrer comme un amusement, soit de la ressentir comme un moyen dentrer en contact avec quelque chose dinsaisissable. Ulysse ne samuse pas, il est capitaine dun bateau, il a charge dhommes; lpisode dans la caverne du Cyclope nous montre quil se sent responsable envers ses autres compagnons : il ne peut se dcider partir sans eux bien quil en ait loccasion. Il cherche srieusement Ithaque. Mais il ne la retrouve pas, et lorsquil la retrouve, il ne la reconnat plus. Son garement confine laveuglement. Pourtant son honntet ne peut tre mise en doute, il ne cherche pas se soustraire son devoir. Simplement, lerrance est le seul moyen que les dieux lui accorde pour arriver Ithaque. Il est soumis aux alas du temps, comme chacun dentre nous. Lhonntet et notre srieux sont puiss dans lavenir, cest--dire dans la notion que nous avons de notre but atteindre.
Le srieux ncessaire lobtention de la vrit nest pas issu dune concentration particulire et encore moins dune attitude spciale. Nous navons pas prendre la pose du srieux et, l lhumour doit agir pour que nous ne tombions pas dans lattitude ostentatoire et prcieuse du penseur. La manire trs simple de connatre est lattitude lmentaire par excellence, une attitude qui ne sapprend pas, qui nest pas imitative et qui ne doit pas "faire des manires"
42. Il faut la dcouvrir en soi ou plutt la redcouvrir. Et cela sans se complaire : "mon regard est fait pour regarder devant moi, pour regarder le ciel, pour regarder les autres, et non pour me regarder moi-mme."43Lattitude srieuse peut-tre comprise comme une sorte dinnocence retrouve. "Cest ainsi que ladulte srieux revient un jour aux vrits ingnues et aux certitudes spontanes du petit enfant"
44. Cette innocence Janklvitch la revendique pour pouvoir atteindre la vrit. Il y a adquation entre linnocence et la vrit et, aussi corrlation entre lerrance et linnocence. Si innocence et vrit sont fugaces, la meilleure faon daller de lun lautre cest lerrance. Linnocent ne professe pas son innocence car "il na pas de Soi rflexif"45. Linnocent nest pas routinier, il na pas de route trace lavance devant lui. Linnocent ne mesure pas son faire sur une chelle des valeurs, il ne se regarde pas faire; il avance purement et simplement. Il est tonnement devant tout ce qui se passe et il est curieux, deux des traits que lon peut retrouver chez Ulysse. En tant que toujours en mouvement vers La rponse, vers notre Ithaque, le repos satisfait dune rponse, doit nous tre exclu et, cela dautant plus que la vrit elle-mme ne pose pas.La vrit ne sinstalle pas, elle fuit celui qui veut lattraper "dans les mailles trop lches du filet de la raison". Linnocent est donc le mieux plac pour tre dans le vrai. Sa simplicit nous faisant dfaut, son innocence peut nous paratre une charlatannerie. Mais linnocence fausse se discerne de la vraie par son regard. Elle est ce regard dans lequel nous lisons "la prsence totale du monde"
46. Linnocent a une vue "radioscopique" son caractre lui fait voir travers lopacit du monde, la vrit de ce monde. Il est de plus aussi radieux quelle. Elle sinfuse en lui comme elle se diffuse partir de lui "il est le vecteur des forces cosmiques"47.Janklvitch compare dailleurs cet tat autant celui de la perception pure de Bergson, qu celle de lartiste. Linnocent porte la vrit sans passer par le biais de quoique ce soit il nironise pas. Linnocent est arien, aucun mot, aucune grammaire, nest l pour lexpliquer; sa seule prsence est une parole unique. On peut presque dire quil est verbe de part en part. Nest-ce pas avec lui que nous pouvons renouer avec cette fameuse ide dune parole unique, dont Janklvitch nous parlait plus haut ? Nest-il pas cet trange porte-parole muet dont la parole est essentiellement acte de prsence ? Comme le Prince Mychkine, linnocent, nous trouble, nous dsaronne, et nous parle en se taisant.
Comment devenir innocent ? "Linnocent est miraculeusement ce que les hommes de la vie moyenne sont par clairs et dans linstant dun quilibre acrobatique". Avant dtudier linstant acrobatique, dans lequel nous pourrons peut-tre approcher la vrit, rendons-nous compte de ce qui constitutionnellement nous empche dtre innocent. Pour Janklvitch, cest tout bonnement notre conscience qui nous empche de nous rendre la simplicit de linnocence : "Cette conscience qui atteste la supriorit de lhomme est aussi ce qui me dtriore et me fait devenir tout instant le comdien de moi-mme"
48. Cest cause du jeu de comdie que nous jouons, en tant que complaisant de nous-mmes et auteur de ce spectacle, que nous narrivons pas forcer la porte de linnocence. Ne voyons-nous pas ici une commune parent avec lide critique de Nietzsche propos de la tragdie dEuripide. Euripide nest plus innocent, il est auteur et juge, acteur et spectateur49.La conscience de linnocence entache linnocence et, la rend impossible.
Il ne sagit pas de voir dans cette impossibilit un "pch, ft-il originel, ou (...) une tourderie"
50, mais le rsultat de notre condition humaine51. Pourtant "nai-je pas une conscience pour prendre conscience"52 ? Comment faire pour ne pas laisser en friche notre humanit, aux dpens dun statut dinnocence qui nous condamnerait ne pas prendre conscience ? Nous entrevoyons peut-tre un lment de rponse dans la seule ncessit dtre avec toute son me ? Le seul moyen de pallier la division dune conscience qui se regarde faire serait de faire srieusement, cest--dire de faire avec une seule intention. Ce qui implique absence de dispersion et conscience de son faire.Le srieux prend corps dans la volont dun vouloir unique et total tendu vers un but dont lme, le coeur et la raison sont parties prenantes, sans aucune restriction et do nous tirons notre vrit propre. Un vouloir srieux est ainsi un vouloir qui ne se prend pas au srieux, et qui sait pour cela o il se place. Cest--dire sur "un plan intermdiaire entre la tragdie de notre mortalit et la drlerie de notre existence superficielle"
53. Comment comprendre cette drlerie de lexistence humaine, si ce nest laide de lhumour. Savoir que pour nous, notre seul mode dintervention est laffleurement des tres et des choses, nest pas en-soi tragique pour le philosophe de notre tude. Savoir que nous ne pouvons pntrer lintrieur de lautre, nous renvoie la justesse de nos actes. Lhumour ne nous guide pas vers un relativisme gnral de notre existence, mais une prise de conscience du srieux qui fait notre vie. Ce srieux tant la comprhension de notre existence, jete entre la mort et le geste. Cest--dire que Janklvitch nous invite ne pas nous prendre trop au srieux dans les choses quotidiennes de notre vie.Il sagira donc pour nous dviter les poses. Notre vrit ne se trouvant pas dans les arrts que nous pourrions faire pour montrer aux autres ce que nous sommes, ou pour se rassurer. Mais elle se cache dans une intention pure, et toujours tendue vers son but, une intention qui ne doit donc pas se satisfaire dune situation acquise : cest--dire une situation recroqueville sur elle-mme. A cet effet le philosophe nous met en garde contre les champions de la vrit qui nous feraient "plutt horreur"
54. Ces champions de la vrit ou ces docteurs de la loi paradent et montrent ce quils font comme si leurs gesticulations imitatives portaient en elles la signification de leurs intentions. Le geste dans cette mesure ne serait tout au plus que de lintention ptrifi. Seul un mouvement en mouvement, une intention qui va de lavant, fait sens. Car lintention nest pas accumulatrice, ni dsireuse dune vrit nimporte quel prix, et ici dans la pose, au prix de son inanit.Avec le problme des docteurs de la loi, Janklvitch critique ceux qui imitent lintention au lieu de la vivre. A lextrieur, lintention est irrprochable, mais lintrieur elle sent le rance de limitation. Car de mme que linnocence ne simite pas, lintention na pas non plus valeur imitative
55. Lintention provient du plus profond de soi-mme et doit tre le seul moteur qui nous pousse agir. De quelle nature pourra tre cette intention qui donne un sens et une authenticit notre vie ? Cest ce que nous tudierons dans notre troisime partie.Mais de cette intention, il nous est difficile den parler car son caractre secret, qui fonde lexistence moral, "nest pas seulement mconnu en fait, il est toujours mconnaissable linfini"
56. Lintention chappe ainsi toute reconnaissance possible. Nest-ce pas dsarmant de ne pas pouvoir reconnatre la vritable nature de quelquun ? Finalement cette intention morale est-elle bien relle ? Nous conviendrons quil peut nous tre permis den douter, puisque inpuisablement nous sommes renvoys ailleurs, lorsquil sagit dtablir la vritable intention dautrui. "Et nanmoins ce je-ne-sais-quoi si vasif et si controversable est la chose la plus importante du monde, et la seule qui vaille la peine"57. Ce je-ne-sais-quoi caractrise la nature de lintention.De plus, lintention possde ce charme de leffectivit et de lefficacit au sens plotinien du terme
58. Elle a ce caractre qui donne voir, mme si nous ne sommes pas capables de voir. Mme si nous mcomprenons les intentions dautrui celles-ci nous seront rvles. O et comment ? Dabord dans le temps, ce temps qui est mlange "ambigu dtre et de non-tre"59 se trouve tre support de notre vie, et moyen par lequel les malentendus peuvent se dissoudre, ainsi que les actes se faire comprendre de leur intention. Le temps voile et dvoile.De mme que le langage allonge le chemin tout en conduisant au but
60 la manire de lOdysse, qui allonge le chemin pour pouvoir mieux parvenir bon port. Ulysse nest Ulysse et ne nous est rellement donn que dans cette vision que nous avons de lui en train de rechercher Ithaque. Le mieux ici dsignant la qualit morale quUlysse peut rvler chacun et quon ne peut lui attribuer que parce quil est pass par le voyage.Ithaque est voile de la mme manire que la vrit nous est drobe dans la recherche. Tout dans la recherche est suggr, exhibant ce qui est soustrait. Donnant voir ce qui na pas vocation parader, par le seul moyen du dtour et du cache. Cest sans doute de cette manire que nous devons entendre la phrase de Janklvitch, "la seule chose srieuse ici-bas cest lhumour"
61. Cest--dire, comme pudeur, lhumour est le srieux mme.Or le moyen qui drobe le plus nest-il pas le temps na-t-il pas ce paradoxe dtre la fois celui qui permet de voir et celui qui cache ? Mais avant de nous pencher sur le moyen des moyens, sur "la Manire dtre" par excellence "dont le nom est Devenir"
62, essayons de voir quelles sont les situations o lerreur peut provenir de notre manire dtre.5/
SE PRTENDRE DANS LE VRAI; SE TROMPER :
La vrit nest peut-tre pas l o nous croyons lavoir dcouverte. Nos mots, nos ides toutes faites, notre imagination peuvent prtendre tre dans le vrai et pourtant cette prtention mme peut tout fausser. Nous croyons tre dans le vrai, lorsque nous pensons connatre une par une toutes les donnes dun problme. Notre raison semble matriser la situation et alors se repose sur cet tat de fait, et danalyse.
Dune part, la situation change, et continuellement nous chappe et, dautre part, malgr toute notre attention nous ne russissons pas pallier notre finitude, notre incompltude. Car "cest lbrit chronique de nos organes et cest la passion brouillonne, source dxagration et de dmesure frntique, qui nous empche de tenir ainsi en quilibre au sommet de la vrit "
63. Constitutionnellement nous ne serions pas fait pour tenir "au sommet de la vrit". Nos dsirs fluctuants, nos envies tumultueuses ne sont gure propres nous maintenir dans un tat que la vrit exigerait savoir le prcieux respect de son souffle lger, porteur de sens. Un tat dquilibre, entre notre tiraillement vers le bas, caractris par cette frnsie tous azimuts qui nous constitue et, cette envie de hauteur que la vrit de temps en temps nous fait atteindre. Cet tat acrobatique est fragilis par un simple retour sur soi, qui peut faire basculer dans lhorreur du faire qui se repat.De plus la force de notre dsir est tellement puissante que nous en venons imaginer la ralit telle que nous la souhaiterions : " On croit ce quon dsire et lon entend ce quon croit"
64. Dire que nous serions slectifs est encore trop peu, nous serions en plus de cela volontairement partial et, dsireux daffirmer une adquation entre la pense que nous aurions du rel et ce rel. Nous ne partirions dune vrit toute faite, intrieure et bien ficele, que pour pouvoir lapposer sur le monde extrieur afin justement de sy reconnatre. Au lieu de laisser parler ltre nous ne ferions que gloser sur lui partir dides gnrales et personnelles, qui auraient la force dune baguette magique.Ainsi nous ne pouvons que nous accuser de ne pas tre assez la hauteur de la vrit. La vrit nest pas vague, ce sont nos sens qui sont rendus imprcis par laccumulation de donnes qui nous enivrent. Nous nous encombrons dides et de raisons qui nous rendent obtus la comprhension dune vrit qui, elle, nest jamais prcde par un amoncellement de connaissances.
Nous sommes faillibles nous nous trompons. Ne pas le reconnatre et ce prtendre dans le vrai reste sans doute la suprme erreur. Nous nous installons alors dans "une demi-mauvaise foi" ou une sorte de "complaisance" insane. Demi-mauvaise foi, car nous savons bien quil nous manque quelque chose pour rellement connatre la vrit dune situation mtaphysique. Ce quelque chose cest la confirmation de notre savoir. Or nous vivons sous le signe de lirrversible du "never more"
65, plus jamais : ce qui est pass est termin et jamais sera perdu.Nous sommes complaisants lgard de notre savoir car aprs tout, nous ne cherchons pas aller plus loin quun savoir empirique accumulatif. Se gargariser avec la vrit, cest tre dans le faux et, attendre une confirmation cest aussi tre dans le faux. Nous devons comprendre que le "parfait touffe dans la graisse et le luxe de sa perfection"
66. Ce que nous croyons comme tant la vrit, la vertu, ou encore toute autre valeur, mise en exergue de notre vie, une fois quon sy arrte et, que lon semploie en faire profession, dgnre en une caricature de vrit ou de vertu. Elle paissit littralement dans la propension que nous avons en faire talage.Pour Janklvitch lhumilit, cest--dire la reconnaissance de son tat dignorance, semble tre la caractristique dune me noble. On ne peut prtendre dtenir la vrit sans tomber dans un manque dhumilit et dinnocence. On ne peut prtendre dtenir la vrit sans du mme coup tomber dans lerreur.
Se tromper renvoie aussi la "forme a priori de la mconnaissance"
67 quest la temporalit. Comme nous lavons esquiss au-dessus, il est ce par quoi nous comprenons quelque chose ou nous ne comprenons pas quelque chose. Parce quil est irrversible, que chaque vnement est unique prcisment semelfactif. Cest dire qui narrive quune seule fois. "Tout instant, dans labsolu, est inou et indit, parce que tout instant est semelfactif"68. Avec Janklvitch nous devons reconnatre et accepter ce fait pur et simple que tout narrive quune trs unique fois, rendant chaque instant une dignit intrinsque. La notion de semelfactivit insiste sur le fait que tout ce qui nous arrive narrive que sur le mode de "lunique fois".Tout ce qui nous arrive est exceptionnel. Rien ne reviendra deux fois. A cet gard il nous faudra le moins possible relcher notre attention sur le rel et, ne pas se laisser bercer par la douceur du laisser aller, qui sapparente facilement au laisser faire. Une tension de chaque instant caractrise par une intention de faire, tout autant quune intention de recevoir les vnements, prcise la manire dont nous devrions tre attentif au monde extrieur.
Or ce monde extrieur sinscrit dans le temps. Le monde extrieur en tant que nous y participons ne serait peut-tre pas si extrieur que nous le penserions au premier regard. Le rapport de lhomme et du temps pourra sans doute nous clairer sur le statut dune vrit, qui elle aussi sinscrit dans le temps et, qui peut-tre fait plus que seulement sy inscrire.
6/
TEMPORALIT ET VRIT :
La vrit qui se dcouvre nous le fait dans le temps. Elle sexpose dans le temps. Mais nous avanons souvent lide quune vrit valable maintenant ne sera plus valable plus tard.
Il nous faut prendre le temps de dire la vrit, dy rflchir cest--dire en fait de passer sous les fourches caudines de la temporalit.
Comment comprendre la compatibilit ou lincompatibilit de lhomme, ce "mixte de faire et dtre"
69 pris dans lintermdiarit, avec une vrit qui forcment vient dans le temps, et donc pose le problme de sa comprhension, en mme temps que celle de sa validit.Lhomme peut-tre dcrit, chez Janklvitch, comme un mlange "dinstant et dintervalle"
70. Cest--dire que lhomme est tout entier temps. Il y a une adquation entre le temps et lapprhension humaine du temps. "Mieux encore : cest lhomme tout entier qui est le temps incarn, un temps deux pattes, qui va, qui vient et qui meurt"71. A ce titre, toute volont de comprendre le temps, et mme toute pense se ralise dans le temps et prend du temps. Les caractristiques du temps seront donc aussi des caractristiques humaines. Le temps est mystrieux, lhomme sera donc "mystre deux pattes"72. Irrversibilit et primultimit seront aussi des caractristiques humaines. Irrversible, car le sens est unique. Corrlativement, personne ne peut faire que ce "qui a t nest pas t", cest--dire quil y aussi irrvocabilit de chacun de nos actes comme de chaque moment du temps. De mme la notion de primultimit renvoie cette ide que tout ce qui arrive, narrive quune trs unique fois.La vrit qui soffre nous dans un "brvissime instant" prend pour nous la valeur de la caution que joue le Dieu de Descartes, afin de valider "la permanence et affirmer des vrits"
73. Linstant et lintervalle doivent donc tre compris, non comme deux faons de voir distinctes, mais comme une seule manire de voir, ayant toujours subir les interfrences lune de lautre. Cest dans le Faire-tre de linstant que nous pouvons puiser les vrits qui alimentent ltre de notre vie courante. Le chemin de la vrit dans cette optique se fait au travers et laide de lapparition de ltre au sein de linstant, et non par une recherche de ltre par-del les apparences.La vie courante pour Janklvitch se doit davoir le statut dune "continuation continue et continue"
74, cest--dire quelle doit maintenir la vrit qui nous a t donne dans linstant, dans un tat qui ne soit pas celui dun "embourgeoisement"75. En fait, linvitation de Janklvitch est de ne pas nous gargariser des vrits qui auront pu nous tre confies. Essayer de continuer les faire tre au lieu de les recouvrir dune phrasologie psittaciste. "Il y a donc place pour lintermdiarit du devenir"76, ce devenir qui nous permet dtre pleinement nous-mmes dans cette "extrme fine pointe de linstant"77. Linstant nest plus oppos lintervalle mais en devient lexpression simple, brve, totale.Ltre dans son inpuisabilit est le je-ne-sais-quoi par excellence il est manifestation toujours renouvele de ltre : mutation mutante. De cette faon "lexhibition ou manifestation est lessentielle fonction du temps"
78. En quelque sorte le temps met ltre notre porte, il le corporise. A ce titre on ne peut pas "savoir ce quest ltre(...) mais par contre", par ses manifestations successives, "je puis entrevoir que ltre est"79.Il suffira donc de savoir bien interprter lempirie, le donn, "ladvenu ou le survenu"
80. Car le problme de "ltre au signifier est un problme hermneutique"81. Il sagira donc "dinterprter correctement ce que lon voit"82.Mais pour interprter encore faut-il avoir un moyen dinterprter qui ne fausse pas la vrit de lapparition. Lerreur, pour Janklvitch, consistera vouloir se laisser abuser par le rel, comme si nous ne voulions comprendre du rel, de lempirie, de lapparition, que ce que nous dsirerions y mettre.
Parce que nous pensons lapparence comme rvlatrice dun secret cach que nous aurions dcouvrir, nous nous heurtons nos envies et nos dsirs. Alors qu il suffit de prendre le monde pour ce quil est savoir "comme mystre"
83. Cest le monde empirique dans sa globalit qui est rvlateur dun au-del84. Cest parce que nous ne pouvons comprendre pourquoi ce monde existe, que le logos ne nous permet pas de pouvoir le dchiffrer. La vrit nous est inatteignable par la dialectique, mais rebours de celle-ci "peut-tre y a-t-il un tat de grce prparatoire la conversion intuitive..."85. Cest cette conversion intuitive dans lclair dun instant qui nous mettra en relation avec la vrit du tout autre ordre, celui du mystre.De mme que le fait de lempirie est un mystre; le fait de vivre sera aussi un mystre
86. Et cela dans la mesure ou tout notre tre est inscrit dans la temporalit de part en part.Avec Janklvitch nous prenons conscience de la difficult datteindre une vrit. Puisque la vrit de ltre se dploie dans un temps infini si nous voulons la comprendre nous serons soumis au donn. Dans la mesure ou ce dernier "ne cesse de poser de nouvelles questions et de promettre de nouvelles rponses"
87. Il nous apporte cette conscience de limmensit de ce qui nous reste connatre. Et de la misrable prtendue connaissance que nous semblons dtenir. Cette conscience invite lhumilit, comme nous le verrons.Il ny a pas ici contradiction avec ce qui est dit plus haut sur limpossibilit comprendre le mystre. Car Janklvitch dtient une demi-solution lintuition clair nous permet de sortir du dilemme
88. Lesprit de finesse qui veut comprendre nen a pas ici-bas les capacits car en tant quil sinscrit dans la dure, il en sera lui aussi tributaire. Lhomme de lintuition peroit et sait ce je-ne-sais-quoi mystrieux, qui est lobjet de la philosophie, et qui en fait peut-tre son charme. Mais dans le mme temps il ne peut lenseigner. La vrit apparat en disparaissant, pour ne laisser place qu lintervalle dans lequel nous nous efforcerons den retrouver peut-tre des traces.Lapparition de ltre dans ses manifestations successives, si lon se laisse aller son charme nous guidera peut-tre en dehors de tout esprit de finesse
89, la limite dun tout autre ordre que celui de lempirie. Mais noublions pas que les moyens dont nous disposons pour connatre lempirie, ne nous permettent pas, daprs Janklvitch, datteindre cet au-del mtempirique qui est "le tout autre ordre de la connaissance". Ce ne sont donc pas par les moyens de lintellection que nous russirons apprhender la vrit, mais plutt en se mettant en tat de la recevoir.Donc dfaut de conqurir scalairement cette intuition, qui nous permettrait une approche du tout autre ordre, il ne nous reste qu continuer de chercher. Notre Ithaque nest pas de ce monde ou ds que nous laborderons elle se drobera notre prtention. "Il tait dit que notre temps de paradis devait tourner court, que cet clair devait tourner court, que cet clair ne serait quune soudaine et fugitive dchirure dans le ciel bas de notre destin"
90. Le destin de la vrit est de nous chapper continuellement, pour la simple raison que sa nature ne peut saccorder avec la ntre que dans certains moments privilgis, que sont ces instants-clairs qui ne sont pas grand chose, mais qui comportent le charme de toute une vie, et peut-tre lui donnent sa vrit.Le temps qui est lirrversibilit mme, ne nous accordera donc aucun rpit nous naurons pas deux fois la mme intuition, le doute pourra venir sinstaller; demeurer en tension demeurer en recherche, cest--dire finalement vivre sera la seule chose que nous pourrons faire. "La seule chose cest non pas lui arracher un secret ( ce temps qui nous est consubstantiel) ni mme une bribe de ce secret, ni davantage le penser, mais le vivre et le revivre inpuisablement, dsesprment"
91Ne pressentons-nous pas que ces paroles sont une exhortation vivre, cest--dire agir avec tout notre coeur, envers et contre tout ? A nous renouveler continuellement. Car en tant que le temps est "la chair de notre chair, lessence invisible de notre tre"
92 tout ce qui advient nadviendra donc quune fois et pour pouvoir se souvenir et ne pas croire que lon a rv de la vrit, il nous faudra tenter de la recevoir de nouveau. "La vrit qui se dcouvre est dans le mouvement et le perptuel recommencement"93. Ainsi notre vocation est-elle de rechercher sans cesse des confirmations de ce que nous avons vcu, de ne pas stagner dans une vrit dcouverte, mais daller de lavant. Mme si ces confirmations ne seront jamais des duplicata des premires. Car chaque pseudo-confirmation est aussi unique que ce que nous prtendons quelle confirme.
6/
LOCCASION : LA VRIT : "Et tout dun coup, dun seul coup, le voile se dchire, jai compris, jai vu"Antoine Roquentin, inLa Nause, page 179, de Jean-Paul Sartre, Op.Cit.
La vrit se donne dans ce moment trs fugace qui chappe toute conceptualisation et qui ne laisse place aucun mot. Ce moment cest loccasion. Nous navons mme pas le temps de la dire, seulement le temps de la saisir. Il peut paratre ds lors tonnant et contradictoire de parler de la vrit comme dune exprience, puisque le propre de lexprience serait de pouvoir servir faire passer un message et donc faire parler ce moment occasionnel de la vrit. Or la vrit clate au visage de celui qui la cherche, pour Janklvitch, elle lclabousse et sen va. Cette vrit qui clate nous est donne dans cet instant prcieux et tnu de la bonne occasion, du karos.
Cet vnement dont la fulgurance nous illumine, et nous offre une sorte douverture vers un quelque chose dun tout autre ordre, devient pour nous une sorte dvnement fondateur. Or de ce "presquvnement" puisque nous ne pouvons asseoir aucune thorie subsumer aucun concept et encore moins nous essayer gloser sur le fait, sans ne faire en ralit que rester en dehors du fait, nous ne pouvons pas nous en servir pour asseoir une quelconque thorie. Dans quel sens est-il vnement fondateur ? Cette occasion est occasion de quoi ? Cest donc un vnement qui donne sans que lon puisse sy reposer, et se le tenir pour acquis. "Linstant est au-del du moment qui est lui-mme au-del du point"
94. Linstant de loccasion est occasion de vrit et occasion de sens. Cet instant est si ramass sur lui-mme que lon est empch de fonder quoique ce soit de lourd et de pesant sur cette trs fine pointe de loccasion. Lquilibre est la seule faon dtre dans ce cas. Nous avons toujours nous maintenir veills, afin de ne pas tomber de cette "apparition-disparaissante", de cet instant-clair, dans la nuit la plus complte.Lattention linstant est "une vigilance"
95. Nous devons toujours nous maintenir en alerte. Le paradoxe de la vrit sera que cette dernire nous apparatra en un instant-clair fulgurant, mais que nous ne pourrons ni nous en prvaloir ni la garder en nous comme guide. Toute sorte de jurisprudence est exclue dans ce domaine de lexprience humaine de la vrit. Il sagira de ne pas demeurer avec lide de cet instant-clair, comme celui dun avoir ou dun bien quon possderait dsormais. Car une vrit bonne, ici, ne le sera pas ncessairement ailleurs. Une vrit qui doit tre dite ne le sera pas toujours et en toute occasion96.Pour sen rendre compte, il faudra nous rendre rceptif aux mouvements infinitsimaux des faits et des manires du faire. Afin de se rendre compte que les situations dans lesquelles nous vivons sont uniques. La vrit sera l pour nous le rappeler lorsque, malgr une situation connue, nous aurons une longue hsitation devant la dcision issue du cas de conscience que nous posera telle situation particulire. Nous sommes devant chaque tape de notre vie comme au premier jour. Non que nous nengrangions rien, mais bien parce que la vie ne se rpte jamais deux fois et, que toujours nous aurons tre vigilants envers nos actes quotidiens et aussi envers cette ide dune morale qui vaudrait, quelle que soit la situation venir.
La vrit en un instant fera que telle ou telle chose sera indpassable et inestimable. Cest ce faire-tre qui donne une raison aux raisons. Un sens la direction :"une effectivit qui rend effectifs tous ses entours"
97. Nous pourrions appeler la vrit un je-ne-sais-quoi qui fait tre. Pour cette raison quelle serait une sorte dimpondrable que rien ne prsage et qui pourtant une fois l, nous fait nous exclamer "eurka". Nous ne savions pas ce quelle tait, mais nous savons quelle est l lorsquelle apparat !Dans lentrevision que nous offre lexprience de la vrit, dans cette sorte "dpignose"
98 par laquelle nos yeux "se dessillent"99, nous sentons nous envahir une sorte de message100, pas plutt apparu que dj disparu.Un charme nous enveloppe soudain et seule notre intuition lapprhende. Dans cette occasion de connaissance nous russissons ressentir la vrit. Lentrevision est le lieu trs dlicat quasi-imperceptible dun presque-rien qui nous permet de nous assurer de la ralit. Lentrevision clair apporte notre certitude une qualit, qui sans elle rendrait cette dernire inoprante. Cette qualit interne nous pouvons la considrer provisoirement comme une sorte de chaleur qui confrerait aux situations un halo de confiance. Lentrevision donne de la consistance aux choses. La consistance dun sens. Elle est ce "je-ne-sais-quoi qui nest pas la chose manquante, mais le charme qui habille la totalit et en fait un tout."
101Elle est le seul vritable moyen par lequel nous russissons nous rendre compte de lexistence en tant quelle est existante. De lexistence en tant quelle est existante et quelle a quelque chose nous faire savoir ! Ce quelque chose nous est donn par lentremise de linstant devenu une occasion, karos, de savoir.
Mais ne pouvons nous pas aider la vrit nous apparatre ? Il ne sagit pas de la voir l o nous dsirerions quelle ft, puisque cest lcueil viter, mais simplement de connatre un moyen afin de ne pas la laisser passer. Et ainsi de sapprocher de lopportunit, sans pour autant en dtruire sa valeur, car il se peut que notre intervention en mine le contenu.
Il faudrait pouvoir agir dlicatement. Mais bien qu "il n y a pas plus de rgles pour saisir cette minute quil ny a de rgles pour improviser"
102 nous pouvons ajouter que pour improviser, il est au moins ncessaire de se mettre devant son instrument et de sen saisir. De plus nous savons o se trouve linstrument; ici quel peut tre linstrument par lequel la vrit arrive ? La rponse nous lavons dj sous-entendue, cest le temps. Ainsi pour que loccasion ne nous file pas entre les doigts, nous avons rveiller notre conscience "car tout peut devenir occasion pour une conscience en verve capable de fconder le hasard et de le rendre oprant"103.Janklvitch nous rappelle que Quintilien appelait cette facult de guetter loccasion "mobilitas animi"
104. Or que faut-il pour quune occasion soit occasion ? Dune part une conscience agile qui puisse se trouver juste "en verve" lorsque ltoile filante de la bonne occasion passera, dautre part il faut que loccasion arrive. Par dfinition il ne peut donc y avoir une fidlit acquise de loccasion et donc nul ne peut se prvaloir de ne pas avoir rat une occasion. Il se peut aussi que loccasion que nous crmes bonne ne soit en ralit quun leurre, de mme que le chasseur peut-tre abus par un faux canard. Que nous ne fussions pas rellement prts, ou que nous nous laissmes abuser, cela revient au mme. Puisque si nous nous sommes laisss abuser par une fausse grce, cest que nous ntions pas nous-mmes en tat de grce, donc pas rellement prts. Car "la grce suppose pour tre reue une conscience en tat de grce"105. Et la bonne occasion est une grce.Aussi, nous pouvons rater une occasion par excs. Loccasion que nous russissons apprhender schappe, parce que nous lenfermons immdiatement dans une ide prconue. Nous ne lui offrons pas la place quelle apporte avec elle. Nous avons en ralit peur de cette occasion qui nous bouleverse. Nous ratons loccasion par manque "desprit de finesse" qui exige qu la fois, on sache que la vrit nous apparatra en un instant-clair dans une occasion fulgurante, et que sy prparer se serait dj dnaturer cette apparition.
Puisque lon ne sait ni lheure, ni le lieu il ne nous reste plus qu attendre patiemment la rvlation produite par la bonne occasion. Sachons rester veills, comme lorsque nous dsirons apprhender une toile filante.
Lattention au rel nest pas une prparation de mme nature quune attitude dattente passive. Il ne sagit pas de croire quil nous faille simplement nous asseoir et ne regarder que dans une direction.
Il sagit pour Janklvitch de se rendre compte quune attitude vraie soit intrinsquement vraie. Janklvitch ne nous offre pas un moyen ou une mthode infaillible de connatre ce fulgurant clair, ce je-ne-sais-quoi qui manque pour que la totalit nous soit donne comme un tout; il prconise seulement dtre radicalement et honntement soi.
Or se connatre soi est une entreprise de chaque instant, toujours sans cesse reprise. Cette attitude face nous-mmes on peut dire que Janklvitch souhaite quon puisse lavoir face au monde. Le monde ne nous est jamais acquis, et ces instants clairs o la vrit luit nous le montrent bien.
Face au monde, linstant-clair est la fois une russite et un chec. Russite car nous russissons connatre pendant un fragment de seconde une vrit qui nous illumine de son sens. Echec car cette rvlation-minute nous montre que nous fmes dans lerreur: "Ltincelle symbolise cette amphibolie du surgissement car elle est du mme coup un succs et un fiasco"
106. Et surtout chec, car le surgissement mme est signe que nous naurons pas la possibilit de garder pour nous ce trsor. Certes, aprs coup, nous pouvons satisfaire notre ego, en nous disant que malgr tout la voie que nous prmes ne devait pas tre si mauvaise, puisquelle nous permit de dcouvrir ce fameux je-ne-sais-quoi; sans pour autant que nous ayons russi lenfermer dans nos mots, notre pense, bref notre logos. Demi-chec, demi-russite de quelque ct que lon prenne le rsultat de linstant-clair il ne peut que nous renvoyer notre situation primultime qui est la situation par excellence de lhomme, la situation que Janklvitch prcise comme tant celle de lintervalle. Lentrevision se fait toujours sur fond dintervalle. Cest seulement parce que nous sommes des tres de chair et de sang que peut nous atteindre et nous illuminer ltincelle de ce quelque chose qui dpasse entirement notre quotidiennet.Pour mieux comprendre comment la vrit ne peut pas tre acquise, il faudra maintenant se pencher sur sa nature intrinsque, sur ses qualits, qui font delle cette fe fuyante qui illumine tout sur son passage.
Car si nous ne pouvons pas en faire profession il se peut quon puisse malgr tout en tre porteur. Donc avant de se demander sous quels auspices la vrit et lagir peuvent se comprendre, nous allons tudier la nature de la vrit, cest--dire son statut thorique.
B) Lessence de la vrit :
Nous savons ce que la vrit chez les grecs signifiait "Homoosis", adquation entre lide et la chose et, conformit de la chose elle-mme. En quelque sorte, le temps natteignait ni lide, ni la chose, cest--dire ne rognait pas leur statut respectif. Pour fonder la mtaphysique, la ncessit de tenir un quilibre entre la chose et lide devait passer par cet outrepassement du code temporel. Le monde des ides tant un monde part. Lhomme pour atteindre ces vrits intangibles se devait de maintenir un tat stable, sans cesser de regarder les intelligibles pour constamment sen inspirer.Luvre de Janklvitch, musicien et philosophe, ne peut que nous donner un autre point de vue sur la question. Le temps nest pas notre ennemi puisque cest par son intermdiaire quont lieu les illuminations qui parcourent notre existence. Comment alors comprendre une vrit qui ne nous illuminerait que de temps en temps ? Sil y a un temps, y aurait-il aussi un lieu propice la rvlation du vrai ?
Il nous est ncessaire et, Janklvitch nous y invite, de ne plus regarder la vrit en face et loin de nous, mais plutt toute proche et prte clore et nous dlivrer son parfum lorsque nous leffleurerons du regard. Nous naurons quun instant, il ne nous sera pas possible deffeuiller la fleur de la vrit mais seulement dtre pris dans son effluve comme un rien qui nous emporterait au loin : au loin, au-del et ailleurs dans un tout-autre ordre.
Dautant plus quavec Janklvitch, la vrit nest pas non plus attestable par quelque diplme que ce soit; la vrit ne passe pas par un savoir transmissible.
Il nous faut donc nous dfaire de ce que la tradition mtaphysique nous apprit de la vrit et peut-tre arriverons nous retrouver cette origine ce commencement quavec Heidegger nous pouvons nommer "non-vnement". Ce sur quoi les Grecs nont pu rflchir, ce "lth" de l "a-lthia". Cet oubli premier qui saccompagna dune rvlation aussi fulgurante que celle dcrite chez Janklvitch.
Quelles sont les caractristiques de la vrit chez Janklvitch ? A quoi pourrions nous la reconnatre ? Cest ce que nous essayerons de prciser dans ce deuxime chapitre.
1/
LA VRIT AU-DELA DE TOUTE LOGIQUE :
Le premier moyen auquel on pense pour apprhender la vrit semble tre le raisonnement et ses principes. Or il va se trouver que Janklvitch rcusera ses principes pour une approche du vrai cest--dire pour une approche du tout-autre-ordre. La vrit et dun tout autre ordre et nous le sentons dans la manire quelle a de nous apparatre. La vrit ne nous apparat pas telle quelle est, mais il existe une manire dtre du vrai qui permet que nous lapprhendions sans peur, "la manire adoucit laigreur de la vrit"
107. Or si nous avons besoin que la vrit nous apparaisse avec des manires, cest bien que directement il nous est impossible, du moins avec la raison, de lapprhender telle quelle. Le paratre ne rend pas vraie la vrit, mais fait "seulement quelle en a lair et la rputation et que tout le monde la reconnaisse comme telle"108. Naturellement ceci implique que la vrit ne peut nous tre donne nue, dans lapprhension de la raison. Serait-ce que son essence serait dtre toujours cache ? Ou alors la raison ne serait-elle capable de voir la vrit qu travers un voile ? Ne souffrirait-elle pas de connatre la vrit nez nez ? Ainsi les moyens de la raison ne seraient-ils pas remettre en question ?La raison possde des principes. Ces principes sappliquent au monde de la quotidiennet un monde qui est dj l. Or la vrit est chercher, son monde est toujours venir. Ainsi, savoir que les principes qui permettent dorganiser la vie dans lintervalle, ne sont plus ceux qui peuvent permettre la connaissance dun monde dun tout autre ordre, cela semble logique.
Car il sagit de dcouvrir un mystre. Or un mystre nest pas un simple problme, mais un problme avec exposant. Pourquoi ? Car simplement la vrit qui se fait jour dans le temps a besoin du temps pour tre, et donc nous chappera toujours par louverture de ladvenir. Elle nous chappera car le dsir de la raison serait de la circonscrire avec ses principes. Or la mystrieuse vrit na que faire de ces enserrements dans des principes bons pour les totalits fermes, pour les "choses finies"
109. Les principes raisonnables ne sont plus raisonnables, lorsquil sagit pour eux dtablir une connaissance mystrieuse. Puisque la seule chose que la raison sache faire cest dtablir et de catgoriser. Pour Janklvitch, on parlerait dune "thique de la besogne finie"110. La raison na dautre but que de dsirer se reposer sur les bases quelle aurait dcouvertes. La raison dsire sy reconnatre, et saffaisser sur la vrit pour pompeusement en faire talage.Nos principes logiques de non contradiction, de conservation, de tiers exclu
111 sont tous inutilisables. Autant dire que ce sur quoi sappuie le raisonnement correct ne fonctionne plus lorsquil sagit des totalits infinies. Ce qui est infini nous force admettre que nous ne pourrons jamais rduire son inconnaissabilit un dfaut de terme, un "X" manquant "anonyme"112 que nous finirions bien par nommer un jour. Ceci explique peut-tre pourquoi Janklvitch, parlant du temps, nous le montre comme quelque chose de mystrieux car le temps est aussi une totalit infinie." Par un renversement singulier de la logique valable pour les choses finies, cest le presque-tout qui est comme rien, et cest le presque-rien qui est sinon totalit en acte du moins totalit naissante exaltante promesse !"
113. Le presque-rien, qui nous est drob pour une connaissance exhaustive, est justement ce qui donne le ton, le sens, bref, ce qui fait la vrit de notre recherche. Comment ne pas penser que pour Janklvitch un des caractres de la vrit est dtre drobement. Elle se drobe lexposition.Ithaque une fois trouve on peut dire quelle meure, quelle nest plus daucun intrt, dailleurs Homre arrte l lhistoire dUlysse. La recherche dIthaque pourrait continuer linfini. De mme la recherche de la vrit pourrait aussi continuer linfini. Or que sont ces totalits ouvertes dont parle Janklvitch, si ce nest des ouvertures linfini. La vrit est ouverture linfini et on ne peut de ce fait la circonscrire. Linfini, pour Janklvitch, fait partie de la morale. Il est ce quelque chose qui en fait sa grandeur, son charme. Toujours il nous manque un petit quelque chose or ce petit quelque chose, ce presque-rien est ce qui donne toute sa valeur la chose recherche. Ithaque retrouve est une Ithaque morte, une le parmi les autres les. Une le qui est un havre de scurit de quotidien et dennui... La recherche nous maintient en alerte et son caractre infini nous rend cette recherche dautant plus excitante que notre raison est prise en dfaut. Dans linfini sont contenues toutes les promesses de la dcouverte. Linfini est positif. Il nous force ne pas nous repatre de quelque notion que ce soit.
Notre raison ne peut circonscrire une vrit ouverte car notre raison est adapte aux totalits fermes. Nous sommes tenus de dcouvrir le monde, et sa vrit par dautres moyens que ceux habituellement dcrits par les philosophes rationalistes. Cest donc pour cela que les moyens de la raison, et ses principes sont, pour une telle recherche tous inutiles.
Janklvitch rejoint Dostoevski et nous invite remettre en cause aussi le principe didentit
114. Quelque chose fait que nous ne pouvons admettre quun enfant pleure ou souffre, si telle est la condition pour sauver le genre humain et, ce quelque chose l, Janklvitch lui donne le nom de "super-vrit"115. Nous analyserons plus tard ce quil entend par ce terme, pour linstant il nous suffit de voir quil existe un ordre qui nest pas celui de la raison, parce que ses rgles ne sont plus valables et, que cet autre ordre entretient aussi un rapport avec lhomme, qui lui rend sa raison raisonnable inadquate.Le sens mme de la totalit ouverte et donc de la vrit est toujours ailleurs. Il sen faut dun rien pour que nous ne le tenions en main. Cest prcisment dans ce drobement perptuel de la vrit elle-mme, que la vrit nous est donne, comme mystre dcouvrir.
Janklvitch cite P. Rapin qui exprime lide que dans la posie il y aurait un quelque chose dautre, "quelque chose encore (...) qui ne sapprend pas et quen dsespoir de cause nous appelons le tour de main"
116. Pour lui ce que nous dsirerions savoir de la posie nous chappera, puisque dfinitivement "certaines choses" chapperont notre catgorisation des formes du beau. Si nous avions voulu connatre le secret de la posie et bien il faudra attendre et se raviser car son savoir nous chappe. Il en va de mme pour la vrit, ce quelque chose qui nous chappe, cest ce qui fait son charme et, sans doute la raison de notre qute.La vrit nous charme par sa manire quasi impalpable de nous apparatre. Si tt apparue nous croyons la tenir, car incorrigibles que nous sommes, nous voulons la penser raisonnablement, et alors dj ce nest quune caricature de vrit que nous dtenons.
Daucuns parleront dune question de mthodologie. Janklvitch ne le fait pas. Pour lui, si cela nous chappa par le moyen de la raison, cest que son apprhension ne faisait pas partie des possibilits de la raison. Mais au moins, par la raison nous pouvons reconnatre, que toute lessence de la posie ou de la vrit, nous restera jamais mystrieuse. "Ici celui qui sait presque tout ne sait rien"
117. Nous avions cru que ce que nous ignorions ntait quun petit quelque chose, qui aurait t combl bientt, comme ce qui arrive lorsquil nous manque un mot dans une phrase. Eventuellement nous aurions pu numrer tous les mots de la langue, jusqu ce que nous eussions dgag le meilleur. Mais nous ne pouvons calquer ce qui se passe dans un domaine prcis et clos, en loccurence ici lunivers du discours, avec ce qui se passe dans une totalit ouverte comme la vrit.Par ce petit trou quil nous est impossible de combler, par cette petite ouverture o il ne nous manque quun petit quelque chose, et dont nous aurions lillusion de croire quil est si proche, le moment o nous mettrions la pierre finale ldifice; par cette ouverture qui se trouve tre en contact avec linfini, tout notre travail de recherche sen va vau-leau. "Car ce que jignore cest ce qui dcide de lvnement"
118 et ce contact avec linfini et le propre des totalits ouvertes. Ce presque-rien est incompressible nous croyons le tenir et son ineffabilit se reforme ailleurs119, la distance entre le presque-rien et le tout "est plus vaste que lintervalle infini de la terre au ciel"120.Nous croyons avoir eu assez dintelligence pour comprendre la vrit, mais cette vrit nous chappe, par son caractre vanescent. "Aucune intelligence (...) pour effleurer de sa tangence lintangible presque-rien"
121. Ce presque-rien dsigne cette vrit inassignable, qui sans cesse chappera nos paroles. Ce presque-rien qui manque, quand au moins en apparence il ne manque rien, est dun autre ordre que les choses, ltre ou lessence122.Et pourtant cette autre chose, qui donne sens tout ce qui est, nous manque pour comprendre le rel. "Il manque quelque chose de surressentiel, il manque un je-ne-sais-quoi plus quessentiel que je ne puis dire, ni nommer, ni dterminer, ni mme penser, il manque quelque chose et il ne manque rien, il manque quelque chose qui nest rien...Mais ce rien nest-il pas infiniment plus quun volumineux quelque chose ?"
123. Cest--dire quil ne pourrait tre mesurable par la raison et avec ses outils. Ce rien tant dune autre nature que celle qui peut tre comprise raisonnablement. Ce rien est donc bien dun tout-autre-ordre, qui fait que "Ce nest pas linsuffisance de lanalyse qui est ici en cause, mais limpuissance de la pense..."124. Et pourtant sans ce rien qui donne un aspect charmant au tout, il ne saurait y avoir une quelconque vrit. Parce que la nature de ce rien est d'tre impalpable il est sujet tous les malentendus, sa volatilit se perd ds quon lenserre dans les griffes de la raison.Il sagit dun mystre surnaturel que le fait de la nature en gnral. Ce mystre est tout entier nescioquid, je-ne-sais-quoi. Et pour lapprhender la logique "trop impeccable"
125 est insuffisante. Nous nous rendons compte quil existe un au-del de la logique. Pour connatre cet au-del Janklvitch parle de lesprit de finesse de Pascal126. Et il le lie cette super-finesse, qui est une finesse pour le tout autre ordre, comme quelque chose qui nous y mnerait, comme un "avant-got"127 de cette dernire.La vrit se donne nous, non par le sentiment dun quelque chose, quun lieu et un temps nous feraient dcouvrir, mais nous pressentons que du "il y a" se cache derrire le "fait que" de la nature en gnral. Nous sentons cette vrit dans cette oscillation vibratoire, qui nous fait passer dune impossibilit de dire les caractristiques de ce quil y a, une sorte "dvidence pneumatique obstine qui proteste contre la constatation non moins obstine du vide". Bref, le fait que nous ne puissions pas nous dtacher dun sentiment intuitif, dun il y a bien quelque chose dexplicatif derrire ce fait indubitable de la nature en gnral et, malgr notre impossibilit de dcouvrir danalyser, et de nommer ce quelque chose, nous en concluons irraisonnablement, avec Janklvitch, lexistence de ce quelque chose. Cest donc bien par un aller au-del du logos, que nous russissons ressentir leffectivit comme le signe dun "il y a" pneumatique, dune vrit qui "fait que".
Ce qui fait lvnement original de la posie, je ne le saurai donc pas, au sens o savoir signifie connatre les tenants et les aboutissants. Si ce qui donne la vrit la posie je ne pourrai le connatre, alors a fortiori comment comprendrai-je ce qui donne le caractre de vrit la vrit ?
La vrit sera donc toujours ailleurs que l o nous dsirerions quelle fut. Son aspect fuyant contrecarre ainsi notre volont de pesanteur. Cette dichotomie entre le lourd et le lger, on peut la retrouver dans les diffrents sens que lon donne la notion de vrit et, notamment lorsque nous faisons une diffrence entre une vrit grammatique et une vrit pneumatique.
2/
VRIT GRAMMATIQUE ET VRIT PNEUMATIQUE; LA LETTRE ET LESPRIT :
Associer comme nous venons de le faire vrit et posie, nest pas tout fait innocent. La posie laisse ouvert ce que la prose enferme savoir le sens. Le pome ouvre des horizons ou des abmes de sens alors que la prose veut dire clairement ce quelle pense. La vrit, soit quelle soit une vrit potique, soit quelle tourne en une vrit prosaque, peut avoir plusieurs sens.
Il nous faudra donc distinguer plusieurs vrits afin que des "erreurs dapprciation"
128 ne nous garent pas."Grammatique ou pneumatique, tautgorique ou allgorique, la lecture dun mme texte aboutit quelquefois deux sens diamtralement opposs, sans quon ait besoin de changer une syllabe ce texte"
129. Suivant lutilisation que lon fait des mots, suivant la dcision personnelle dinterprter dune certaine manire, ou dune autre, un texte, deux sortes de vrits peuvent nous tre donns tudier. Ces deux sortes de vrits peuvent aisment tre comprises lorsquil sagit de ltude dun texte.Que nous dcidions de donner un sens littral au texte qui nous est soumis et, nous y ferons surgir ce que Janklvitch nomme une vrit grammatique : la vrit du mot mot et de la lettre. Que nous dcidions de ressentir le texte et de tenter dtre rceptif linflu spirituel, lorigine du discours, alors nous adoptons une autre attitude interprtative, que Janklvitch appelle pneumatique. Le pneuma renvoie au souffle, cest--dire lesprit, ce qui est indcelable dans la grammaire de la langue.
Il sagit l aussi dun appel pour une autre vision, dun appel sentir la prsence dun autre ordre. Une prsence qui est absente, dans la mesure o elle est absente du vocabulaire. Cest une prsence qui a fait tre telle ou telle parole, mais qui nest pas effective, comme un mot crit sur cette page.
De mme ce pneuma peut se retrouver dans nos actes, et par exemple dans le don. Donner un cadeau cest aussi avoir eu lintention du cadeau laquelle est "inestimable (...) et don pneumatique ou cadeau en esprit"
130.On peut donc dire que derrire toutes choses faites, il se cache et se drobe notre savoir grammatique et empirique, un savoir autre qui fait tre. Un savoir intentionnel quil nous faudra savoir capter de manire beaucoup moins grossire, que la manire toute premire et immdiate, qui nous fait nous jeter dans une interprtation raisonnable.
Cette distinction du pneumatique et du grammatique justifie en consquence, autant la justice que lamour. La justice renvoie au grammatique et lamour au pneumatique. La gentillesse est plus que ncessaire dans un monde de justice et sans elle on peut dire que la justice est injuste. Il peut donc exister des vrits dune juste injustice. Cest--dire des vrits qui soient impeccables extrieurement, mais que leur trope, ou mouvement intentionnel soient faux et malsains donc des vrits fondamentalement injustes. On peut vouloir faire mal en toute justice, avec laval de la justice, mais non avec celui de lamour.
Pour parer ces vrits dapparence qui sont loins dune bonne vrit, dune vrit humaine, emplie de bont et damour, il faudra toujours se rendre compte de la double possibilit grammatique ou pneumatique, par lesquelles on peut interprter un mouvement intentionnel.
Cest ce qui fait dire au philosophe que "une vrit sans gnrosit, sans courage ni modestie est un mensonge"
131. Et il rajoute dans la mme page, que "tout conspire nous tromper, mme la vrit, mme nos meilleurs amis". Car comment ne pas msinterprter une situation dans laquelle une vrit peut-tre toujours prise double sens ? Il ne sagit pas, comme chez Pascal, de trouver le moyen de djouer la fourberie pratique "organise et univoque"132 mais de savoir comment ne pas nous garer par une fausse interprtation de lintention.Ce souffle qui inspire tous nos actes semble assez fuyant. Pour lattraper il "faut des prodiges de finesse et de vlocit"
133. Le lourd raisonnement, ce raisonnement qui a besoin de lappui des mots, dune grammaire et dune profonde syntaxe nest pas adquate pour saisir la trs sensible et pneumatique intention. Le moyen que prconise Janklvitch, pour dcouvrir cette vrit premire et fondatrice du geste fossilis, cest lintuition. Seule lintuition peut co-exister dans ce trs fugitif instant o lintention fait tre, cest--dire donne naissance au geste ou la parole.Il faut sans doute voir dans cette inaptitude de la raison saisir lesprit, le symtrique de lide janklvitchienne quil ny a "aucune co-extensivit daucune sorte"
134 entre "Gramma et Pneuma"135. Lerreur de Platon fut de passer sans prvenir du sensible lintelligible, comme si le chiffre du sensible servait de moyen interprtatif et plus ou moins allgorique lintelligible.Non, lesprit ne peut tre lu en filigrane, travers le prisme de lempirique et de la raison. Lesprit nattend pas quon le dchiffre mais quon le saisisse dans lclair dune intuition. Dabord lesprit nattend pas. Ensuite "Pour entrevoir un au-del, il faudrait non pas concevoir lessence dans lexistence (car cette existence-l est forcment empirique, et lousia ne peut quen faire abstraction), mais capter lexistence radicale de lessence ( ce qui nest possible que dans le Presque-rien de linstant intuitif)"
136.Ce souffle dans le grammatique, dans lexistence empirique; son tat, nest pas le repos, mais le mouvement. Pour saisir ce souffle, point nest alors besoin de rgles empiriques, mais il suffit du tropisme de lintuition qui seul arrivera saisir llan mme du souffle. Lessence nest donc pas une captive de lexistence mais elle en est toujours au-del et ailleurs.
Nous pouvons dire que lempirie dtient des secrets, mais que le pneumatique est le mystre mme, puisquil chappe la comprhension grammatique. Le souffle est ce "problme ternellement problmatique et qui se rvle en une fois"
137. Ce problme nest-ce pas ce que lon peut appeler le problme moral ? Cest cette morale toujours fuyante, qui se drobe toute prhension ossificatrice, que notre raisonnement est bien incapable de saisir. Parce que justement son caractre suprme est dtre insaisissable.De mme Ithaque reste linsaisissable par excellence, cest lle drobe, que lon croit avoir chaque fois atteinte. Circ et Calypso aprs tout ressemblent tellement un certain but, que lon pourrait vraiment sy laisser tromper. Mais quelque chose nous pousse au-del des apparences qui ne sont aprs tout, quune si petite partie de la vrit
138, que lon sent bien quil ne suffit pas quelles soient, pour que lesprit dIthaque soit aussi. Lesprit est donc inimitable, ou ce qui revient au mme la vrit nest imitable que dans ses apparences grammatiques. Mais justement quest ce qui nous empche de ne pas voir la vrit, dignorer ce presque-rien pneumatique si vanescent que lon peut se demander si lon aurait quelque intrt essayer de le dcouvrir?
3/
LA NCESSIT DE LA VRIT JUSTIFIE LA NCESSIT DE PHILOSOPHER :
Aprs tout une vrit si peu accessible nest-elle pas inutile ne pourrait-on pas sen passer ? Si Pascal avait la maigre consolation de postuler la transcendance dun Dieu, objet de foi, de quelle foi pourrions nous alimenter notre dsir de ne pas baisser les bras, devant une vrit si intenable et instable, quil nous faille toujours nous retrouver dans des positions dintermdiarits acrobatiques.
Ne sachant que penser faute dintuition qui claire notre obscurcissement intelligible, ne devrions nous pas nous laisser aller au sensible et puis finalement tre charm par la magicienne Circ : magie des mots et des apparences.
Janklvitch affirme que nous pourrions nous passer de "vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie sans joie et sans amour"
139. Mais nous ne vivrions plus "si bien"140. Le je-ne-sais-quoi dsignant ici ce que lon avait appel le presque-rien plus haut, ce quelque chose de fuyant et que lon nomme aussi lesprit. Cette multiplicit des termes ne cherche pas serrer au plus prs cette espce de charme qui enveloppe ce qui est, mais nous montre plutt la volatilit du sujet que nous cherchons.Et ce qui est certainement la chose la plus controversable et "linsaisissable de linsaisissable"
141 reste la "philosophie morale qui apparat comme le comble de lambiguit"142. Noublions pas que notre propos est de traiter de la vrit, mais il se trouve que la vrit est aussi un problme moral essentiellement humain. En posant la question suivante savoir : "La vrit est-elle aussi bonne quelle est vraie ?"143, Janklvitch nous met en face dune interrogation que jusqu prsent nous avions eu soin dviter, pensant quune rponse positive allait de soi.Nous revenons encore cette ide que "Justice et amour ne font pas double emploi"
144. La vrit est morale quelque degr quelle soit. Et la morale renvoie au premier et peut-tre au seul problme de la philosophie. Celui-ci nexistant que sur fond temporel. Le temps tant dj linsaisissable. La morale sera donc "linsaisissable de linsaisissable". Le fuyant par excellence celui qui se drobe la pesanteur de lembourgeoisement.La vrit de la morale doit pouvoir tre chaque instant justifiable puisque lui est dni tout droit un acquis ternel. La ncessit de la vrit est pour nous la ncessit de savoir o nous en sommes, nous ne pouvons pas ternellement nous mentir, il arrive un jour o il faut que lon sache quelle est notre vrit.
Ulysse se refusant continuer dtre sduit par Circ agit moralement en fonction de la vrit quil vient daccepter car "en moral la ngation sappelle un refus"
145. Il ne nie pas simplement, il prend la dcision du refus en sappuyant sur la vrit de la sductrice Circ, quil finit par reconnatre comme telle. Il oppose un laisser-tre facile, le devoir de changer de direction et de se remettre en mer, la recherche de la vraie Ithaque et de la vraie Pnlope. Ulysse refuse finalement que lapparatre soit ltre et soit la vrit146 : il refuse que le plaisir soit le Bien.Or que lui manquait-il sur cette le enchanteresse ? Tout simplement la vrit. Il lui manquait que tout cela fut vrai. Il lui manquait que Circ ne soit pas Pnlope.
Il nous faut "relever le dfi de lapparence"
147, donc philosopher. Notre erreur tant donc de nous laisser entraner une certaine complaisance vis--vis de notre got sensible. Et parce qu "il y a du vrai dans lapparence, bien quelle ne soit pas la vrit"148, cela justifie la dialectique, cest--dire la recherche. On peut penser que lapparence fait office daiguillon celui qui veut trouver la vrit.Dcouvrir la vrit, la chercher cest laffirmation de ne pas vouloir se laisser abuser. Mais il y a plus, car l nous en resterions un platonisme " la fois trop optimisme et trop dfiant lgard de lapparence"
149, o la dialectique servirait de rvlateur une essence inscrite en filigrane dans les choses sensibles.Pour Janklvitch, il y aurait dpasser ce premier dpassement, cette peur du sensible devant laquelle il faudrait fuir, car dune part "lapparence ne trompe que ceux qui veulent ltre"
150, et dautre part "la donne sensible ne signifie pas autre chose que ce quelle est ". Le sensible est tautgorique et non allgorique. Lerreur serait donc finalement une demi-mauvaise foi, ou une sorte de complaisance. La doxa et lapparence ne sont que ce quils sont et rien de plus.Si nous ne voulons pas vivre dans un monde qui laisse place aux dlires interprtatifs, une imagination qui ne ferait "quallgoriser le figur"
151, il nous faudra donc bien prendre le rel pour ce quil est, cest--dire pour le rel. Et chercher tablir la vrit de lapparence, mais non point lire une vrit occulte dans lapparence.Mais ce qui est le plus intriguant dans cette confrontation humaine avec le rel et donc de la vrit de ce qui nous entoure, cest de se rendre compte que lapparition des choses est rvlatrice dun mystre. "Lempirie nayant plus de sens cryptique, cesse dtre devinette, nigme gyptienne ou secret pour se rvler comme mystre"
152.A travers cet exemple de la vision humaine de lapparence nous avons voulu montrer la pregnance de la vrit dans notre univers. Que nous prtendions pouvoir nous en passer est une chose, nous en passer effectivement en est une autre. Nous nous rendons compte de son emprise, dans la mesure o aprs coup nous la reconnaissons dans une de nos options. Que nous vivions de telle sorte que notre but soit dessayer, comme Platon, de dcouvrir un sens cach derrire lopinion et les apparences. Ou que nous nous rendions compte de la positivit de lapparition; ce qui nous permettrait de nous en servir justement, et dune manire quasi-scientifique comme chez Gracian. Ou enfin que nous sentions que le fait de lapparence, dans son effective ipsit
153, appelle en nous "lvidence dun autre ordre" qui est plus un mystre quun secret dchiffrer; il est obvie que nous ne pourrons dsormais nous dpartir dune vue du monde, qui implique la notion de la vrit.Leffort dune recherche philosophique tend mettre en lumire ces choix de vrit que nous aurions adopts, en essayant de voir sils correspondent effectivement lclairante vrit qui de temps en temps se rvle nous.
La vrit est donc ncessaire dans la mesure o elle est la seule raison qui rend cohrente notre vie; que notre vie soit recherche rflexive de la vrit ou quelle ne le soit pas.
Notre vie entire en tant quelle est un mystre se rduit une recherche infinie dont la capture du sens, et donc de sa vrit, est toujours remise plus loin et plus tard. Car " Elle {notre vie} est un tout infini qui se rduit rien, et elle est donc un presque-rien"
154. Notre vrit davoir t, personne ne peut faire quelle nait pas eu lieu. Mme aprs notre mort nous ne pouvons pas faire que nous nayons pas vcu. Cest une vrit indestructible que le fait de notre quoddit, cest--dire que le fait pur et simple dtre. Et si la mort annihile cette quoddit elle reconnat donc bien par cette annihilation quil y eut quelque chose. Cest ce qui fait dire Janklvitch que "le pur fait davoir t du moins est une quoddit indestructible"155.A cette vrit dordre gnral vient sajouter la vrit plus personnelle qui donne notre vie au sens. Cest elle qui pour nous est lobjet de la recherche. Cest pour cela quUlysse voyage. Et cest aussi pour cela que nous philosophons.
Nous pouvons vivre sans essayer de savoir rflexivement ce que nous faisons, mais nous ne pouvons pas faire que notre vie nait pas un sens. Ce sens, cette vrit qui fait la cohrence de notre vie, il semble que la philosophie veuille la chercher sans jamais pouvoir la trouver puisque la vie est une "totalit infinie". De mme il semble que le philosophe ne puisse philosopher quen raison de son existence temporelle. Il y aura donc toujours une brche par laquelle le sens pourra se reformer ailleurs. Que lon arrte sa recherche ici ou l dans le temps, et le sens mme de sa vie en est chang.
La mort seule donne sens car elle clt une fois pour toutes : "La mort stylise, magnifie, dignifie, lexistence coule"
156. Cela signifierait-il que la vie nest de lordre de la totalit infinie que parce quelle est vcue ? Ainsi une fois notre vie acheve, elle serait une totalit close qui offre au tmoin la vrit de cette vie acheve. Ce serait oublier ce qui nous peut nous tre soustrait. Tout ne sillumine pas la mort dautrui, toute sa vie ne nous est pas donne comme quelque chose de claire. Si nous sommes sr, quavec la mort nul vnement ne peut plus survenir, nous ne pouvons tre certains, pour autant, de connatre tout ce qui sest rellement pass chez cet autre maintenant dcd. La diversit interprtative des historiens propos dun Talleyrand-Prigord ou de Napolon montre bien que la mort ne permet pas de lire la vie dun individu comme dans un livre ouvert. Alors ne faudrait-il pas parler de la mort non seulement comme le point darrt mais aussi comme la possibilit de donner une certaine lvation intrinsque. Lorsque la mort frappe, la mort lve lindividu au rang de lavoir-t, lui confrant le mystre.Cest cette vrit qui est retenir ici. La mort ne sert quaccessoirement lhistorien en fait elle rvle ce que lon savait dj : notre condition humaine de mortel. Cest cette vrit qui clate aux visages des tmoins et qui rend cette vie humaine qui vient de senfuir si unique. Plus jamais nous naurons devant nous Fabien et son regard, Fabien et ses attitudes, Fabien et son indfectible amiti.
La vrit de lavoir-t voil la dignit suprme de lhomme. Tout ce quil fait personne ne peut leffacer. On peut loublier, le pardonner, le renier mais on ne peut faire que son existence, ses gestes, naient pas eu lieu.
La vrit serait-ce seule la mort qui la dtiendrait, et dans ce cas l, quelle ncessit aurions nous de philosopher ? Ou dun autre point de vue la philosophie ne mnerait-elle qu la mort, finalement comme toutes les autres activits ?
Nous avons le devoir de savoir ce que nous sommes, mais aussi de nous rendre compte que nous existons. Cest cette vrit premire et ultime et qui doit toujours tre en nous, mais que nul ne peut apprendre ici ou l, dans les collges ou ailleurs. Cest ce que Janklvitch sefforce de cerner. Naturellement cette sorte de vrit ne peut tre dcouverte dans un manuel, mais plutt dans ce que le philosophe entend par la notion dentrevision. Le philosophe sefforcera donc de rechercher sans cesse ce quil sait, mais qui lui est drob dans son extrme et quotidienne prgnance. Cet oubli de soi et de son humanit, cest--dire du fait que nous soyons, est peut-tre ce contre quoi Janklvitch essaye de lutter.
Chacun de nos actes renvoyant nous-mmes, le fait de nous interroger sur eux, peut certainement nous aider entrevoir la vrit de notre condition.
Finalement savoir que nous sommes, cest se rendre compte de notre nature humaine. Savoir ce qui nous constitue et fait notre humanit. Cette ide on peut la dgager de la lecture dun passage de La Mort o il est question de la mort voque daprs Pascal dans ses Penses. Ce passage des Penses insiste sur le fait que "le roseau pensant sait quil meurt", "sait abstraitement quil est mortel" rajoute Janklvitch "mais ne comprend pas ce quest la mort et en ignore la nature"
157.Comprendre ce que nous sommes, cest donc rechercher la vrit qui nous constitue. Or cette vrit l nest pas lobjet dune exprience empirique possible. Elle est de lordre du mystre mtempirique. La mort peut alors nous garer. Car "{elle} est l, qui semble nous proposer quotidiennement en pleine empirie lexprience du mystre mtempirique" or "cest {la mort}, une exprience empirique"
158. Lexprience du mystre mtempirique ntant rien dautre que le fait que nous existions.Notre vrit est dun tout autre ordre, de lordre de la mtempirie donc de "ce qui est hors de toute exprience possible"
159. Sa ncessit nest ds lors plus chercher dans notre monde quotidien, mais elle nous est donne avec son mystre. Cette vrit qui nous est constitutive, est dun tout-autre-ordre, cest sans doute la raison pour laquelle elle nous demeure si mystrieuse. Cette impossibilit connatre pleinement la vrit, cest--dire la raison du fait dtre, donne un got dinachev notre qute qui se rvle dans cette drle de notion que Janklvitch appelle le "je-ne-sais-quoi"160.
Comme lautre nom de la philosophie est la mtaphysique et que la justification de la vrit se trouve tre du ct de la mtempirie, essayer de se rendre compte de la ncessit de la vrit, cest du mme coup justifier la ncessit de la mtaphysique
161.Mais si la mtaphysique nous permet de comprendre quil existe un mystre qui fonde notre vrit, elle ne nous permet pas de connatre ce quest ce mystre. Elle nous permet dapprocher lide du mystre tout en nous maintenant distance de celui-ci. Le mystre de la vrit ne nous est offert que dans de trs brefs instants intuitifs qui frayent avec le tout autre ordre du mtempirique. Directement et sans gradation possible nous atteignons la trs fugitive prise de conscience de toute vrit.
Est-ce dire quil serait inutile de philosopher et que la mystrieuse vrit qui nous fait tre ne pourrait nous tre comprhensible que dans ces instants clairs dune intuition disparaissante ? Dabord ce serait penser que lintuition ne fait pas partie du mouvement mtaphysique, puis ce serait viter dessayer de poser les problmes; en pensant que lattente bate sans recherche active, aurait un rsultat tout aussi probant que la recherche philosophique active par lentremise dune dialectique fconde. Les illuminations intuitives narrivent qu ceux qui les cherchent et la philosophie prtend rechercher les vrits. La philosophie prpare le terrain pour une conscience en "tat de grce"
162.Pour que le miracle de lunion avec la vrit puisse soprer, ne faut-il pas que les mmes qualits se retrouvent aussi fortes, chez le chercheur de vrit, que dans la vrit elle-mme. Nous essayerons de connatre les vertus de la vrit et dans un dernier moment nous verrons si nous ne pouvons pas trouver aux qualits de la vrit une vertu humaine qui les confondrait toutes ?.
4/
LES VERTUS DE LA VRIT : TRANSCENDANCE, SIMPLICIT, DIFFUSIVIT : "Quest-ce que nous cherchons ? je sais lassyrienLarabe, le persan, lhbreu; je ne sais rien.
De quel profond nant sommes-nous les ministres ?...-
Ainsi, ple, il songeait sous les branches sinistres,
Les cheveux hrisses par les souffles des bois.
Lne sarrta court et lui dit : je le vois."
Victor Hugo La Lgende des Sicles,
II,7.v: 23 27: "Dieu invisible au philosophe."
a) Transcendance :
La vrit est au-del de tout quatenus. Elle nest pas en tant que.. La vrit nest pas rserve quelques uns en tant qu ils seraient ceci ou cela. De plus elle dpasse tous les principes par son essence particulire, qui la met au-dessus mme des lois communes. Des grandes vrits, comme le principe didentit sont pris en dfaut dans lide, qui est une vrit qui les dpasse, "que la vie dun seul enfant est aussi prcieuse que la survie du genre humain tout entier"
163. Et ailleurs, Janklvitch souligne que la vrit de ltre dpasse "la disjonction et le principe de contradiction"164, de mme la vrit du je-ne-sais-quoi est "un dfi perptuel au principe du tiers-exclu"165.La vrit nous chappe, cest le mystre du nescioquid, je-ne-sais-quoi. Donc elle est ailleurs. Dans un lieu o nos catgories ne sont plus valables. "Ce que jignore cest ce qui dcide de lvnement"
166 et ce "renseignement qui me manque nest videmment pas comme les autres"167. Il est une sorte dimpondrable atmosphrique, quelque chose qui fait le charme de toutes choses et quil est impossible denserrer avec son intelligence168.Le charme du je-ne-sais-quoi est quelque chose qui se perd dans nos tudes complexes. Il se perd parce quil nest gure assignable ici ou l. On sait quil est l, mais on ne sait pas ce quil est. On ne connait pas sa nature, on ne peut le qualifier pour le reconnatre. Il dpasse notre entendement car nous ne pouvons lui assigner une place, dans une quelconque de nos catgories.
"L"effectivit du je-ne-sais-quoi nest connue que parce que sa nature est mconnue"
169. Ainsi on connait bien laction de cette vrit qui fait tre ce je-ne- sais-quoi diffluent, mais en contre partie on ne sait pas ce quest ce je-ne-sais-quoi. On ne peut que lui donner un nom, qui caractrise notre nescience son encontre.Cette vrit transcende toutes nos catgories. Elle est de lordre dun tout autre ordre. Elle ne renvoie rien que nous connaissions. Pourtant Janklvitch va nommer cette vrit qui "est lorigine primordiale du charme et la source de toute effectivit : chacun a compris quil sagit de Dieu, autrement dit du pur faire-tre sans tre, dont lexistence est opration continue et rien quopration"
170. Il faut remarquer que le philosophe ne va pas essayer de justifier son propos par une dmonstration logique qui assirait sa position, et lui donnerait un caractre indubitable.Dautres sarrteraient pesamment sur ce terme de Dieu. Lui ne fait que sen accompagner comme lon converse avec un inconnu, sur sa route. A cet gard on peut rappeler le titre dun livre-dialogue de Vladimir Janklvitch fait linitiative de Batrice Berlowitz qui sintitule quelque part dans linachev, (phrase-titre de Rainer Maria Rilke) et avancer lide que ce philosophe du fuyant et de lindicible, ce philosophe, tient conversation avec linfini. Son uvre ne ferait que parler de ce dont on ne peut parler, de lindicible parce que justement il nen parle expressment jamais ou rarement comme ici, o il ne fait que le nommer sous une forme interro-ngative : "Dieu nest-il pas la quoddit radicale en tout Quod ?
171. Cest--dire nest-il pas le fait du fait, le fond du fond, "le sens du sens". Nest-il pas le donneur par excellence, celui qui offre ?La vrit de la vrit repose donc bien sur quelque chose, comme un je-ne-sais-quoi qui la dpasse, la transcende et donne une certaine matire, une sorte dtoffe aux choses. Une toffe soyeuse que lon ne peut quappeler le charme. Ce charme de la vrit ne doit pas pour autant tre confondu avec celui de la mauvaise apparence, de Calypso et de Circ. Il ne sagit pas dun charme qui ensorcelle et illusionne mais dun charme qui fait sunir et agir. Cest un charme qui invite prendre part qui montre une voie et non lobscurcit. Et qui "partout suscite lenthousiasme"
172. Ce charme rend effectif et fait tre la diffrence, entre la vraie et la fausse vrit; il est la qualit propre de la vrit, avec cette restriction que tout ce qui est charmant nest pas forcment vrai : "Tout tient donc un certain je-ne-sais-quoi qualitatif et intentionnel -ici, le Temps, ailleurs, lEvnement, ou la clause deffectivit- sans lequel la vrit consistante serait indiscernable de la vrit spcieuse"173.Cest donc une transcendance qui nest pas diffuse mais diffusivit pure, et qui se reconnat la manire quelle a de nous approcher. La beaut avec Janklvitch nest pas toujours le vestibule du Bien. La transcendance donne voir certes, mais ici il ne faut pas confondre lesthtique et lthique. Lapparence peut-tre trompeuse et la vrit ne se sert pas de cette apparence l. La vrit transcende mme la beaut. Mais comment y peut-elle arriver? Est-ce parce que la vrit ne fait pas parade sur la place publique ? Mais dans ce cas comment nous est-elle rvle ?
Pour dchiffrer la vrit derrire la beaut ny a -t-il pas cette ncessit de connatre une certaine cl pour donner la lettre du beau son sens pneumatique ? La vrit serait alors linverse de la simplicit puisquelle ne serait pas comprise demble !
b) Simplicit :
Pour se faire comprendre de tous, navons-nous pas avantage, pour tre le plus clair possible, user de termes simples, qui peuvent tre aisment dfinis ? Or la vrit sadresse a priori tous. La simplicit devrait donc tre le matre mot de la vrit. Est-ce le cas ?. Quelle est la manire qua le vrai de nous toucher ?
Cette manire "adoucit laigreur de la vrit"
174 sans pour autant laltrer pneumatiquement. Par exemple on peut dire quuntel a "pratiquement et par manire de dire lge quil parat"175, mais en face de la mort et devant la maladie "lhomme a lge de ses artres"176, ni plus ni moins. La vrit nest pas ce quelle parat mais ce quelle est. La vrit est "tautousique"177. La vrit est ce quelle est et rien dautre.Quelle est lutilit de lapparence alors ? Pour Janklvitch lapparence agirait comme une sorte de pudeur
178. Il sensuit alors que ce qui est cach ne lest qua demi et par manire de dire, et pour quelquun qui ne cherche pas la vrit. Ce mystre de lessence vraie de toutes choses nest en ralit que fere absconditum il est seulement presque cach. Cach qui, sinon des consciences rapides, qui ne cherchent pas vraiment la vrit, et se laissent facilement abuser par des apparences qui les contentent.Pourtant la manire nest pas univoque, mais plurivoque. Dcouvrir lessence de ltre, "objet privilgi du savoir"
179, sous lapparence cest aussi ne pas se laisser envahir par le mauvais charme, celui de lenchantement et des belles manires. Cette vrit que nous recherchons nous attire, comme un ple magntique, et non comme le charme dun pull-over ngligemment ceint autour des reins.Cest la nature de cette simplicit quil nous faut tudier. Car cest elle qui nous induit. Or ce je-ne-sais-quoi qui fait le fond de la vrit de ltre est de tous "le plus indtermin et le plus suprmement laconique"
180. Il nous est donn que dans le millime de seconde de lentrevision. Sa laconicit est simplicit pure. Cest le je-ne-sais-quoi, expressif au maximum dans le temps prcieux du minimum. Une simplicit simple et sans fioriture, na besoin que delle-mme et mme le temps semble de trop pour elle. Alors il faut la capter trs rapidement et tre aux aguets. Il nous faut sentir les indices de la vrit, sous lpais champ multiforme que sont les apparences trompeuses.La simplicit de la vrit est vrifie dans la mesure o le temps de linstantan, de la prise de connaissance, nest pas un temps dilatoire mais ramass sur lui-mme. Il nest donc pas un temps qui favorise la parole, cest--dire la mcomprhension et la reconnaissance
181.Il nous faut recevoir la vrit sans avoir mme le temps de pouvoir linterroger. La vrit nous est offerte dans la simplicit de linstant fugitif. Elle ne stale pas en complications complexes, et ne se divise pas en lments construire. Mais nous navons pas les moyens de la dire. De la dire avec des mots. En revanche nous pouvons la dire autrement, car la vrit est diffusivit aussi.
c) Diffusivit :
Si la vrit est transcendante et simple mais indicible, se pose le problme de sa diffusion. Indicible, parce que les mots dforment une vrit sans jamais latteindre. Indicible, car "quand nous sommes enfin dans la vrit (...) cest notre vrit qui nest plus actuelle"
182. Comment faire savoir une vrit qui, le temps de la dire nest plus actuelle ? Nest-ce pas affirmer l son incompatibilit avec lexpression ?Lapparence de la vrit fait parler delle; la vrit incontournable parle delle-mme sans traducteur. Elle parle delle-mme, peut-tre parcequelle est le seul et dernier mot, comme nous lavons vu plus haut. Car le paradoxe de la vrit, cest quelle est cense demeurer la mme et ne pas tre soumise aux alas du temps. Alors comment croire en lexistence mme de la vrit, si on ne peut la faire savoir ?
La vrit ne serait-elle quune vaine chimre ? Si fugitivement entrevue, si vite perdue...Faut-il rappeler comment lhomme prend conscience de la vrit, qui est vraiment tout-ou-rien, "dans la tangence clair de linstant et que linstant, interruption infinitsimale en cours dintervalle, exclut toute continuation, toute prennit, toute fondation dun ordo stable et durable"
183. La vrit nous imprgne en totalit, par-del tous les ordres logiques, cest par l quelle nous touche. Elle transforme notre point de vue, non la suite dune dmarche dialectique, mais dans limmdiatet dune intuition.Cet instant qui est Presque-rien reste encore trop court pour asseoir quoi que ce soit
184. Pourtant il est le seul pouvoir convertir notre tre limpalpable du presque-rien, ce je-ne-sais-quoi qui rend effectif185. Sa manire subtile et rapide peut transformer notre tre du tout-au-tout. Noublions pas que lintuition pour Janklvitch est une prise de conscience qui est une perte de conscience186. Et peut-tre est-ce justement parce que notre raison est transcende par la mthode particulire de la vrit, que celle-ci peut nous atteindre dune manire aussi percutante.Le rsultat de cette concidence avec limpalpable vrit, le presque-rien pneumatique, "le je-ne-sais-quoi dinformulable sur on ne sait quoi de tout-autre, sur on ne sait quel au-del !"
187 sera sans doute ce "coefficient dtranget qui frappe(ra) toutes nos expriences"188. Et cest dans cette seule mesure que lon peut penser la vrit comme diffusivit. La vrit fait alors de notre tre un autre tre qui rpand sa connaissance dune autre manire que verbale, ou en tous les cas, pas seulement verbale.Nous devenons alors des inspirs
189. Or un inspir est quelquun de transfigur. Chaque mouvement est signe de sa transfiguration. Sa prsence montre un ego dpass et la mise lcart dun ancien ordre. Linspir touch par une vrit morale est tourn vers lautre, dans limmdiatet dun instant190. Cette immdiatet de linstant lui fait viter le pige du trop de conscience. Car cest dans lintervalle, dans le temps, de lanalyse et du retour rflexif sur soi, que linspir, plus si inspir que cela, se demandera pourquoi ? dtruisant llan de vrit donn dans linstant-clair de lintuition inspiratrice.Bref, la diffusivit de la vrit se fait dans limmdiatet des actes prenant son essor sur le tremplin de vrits clairantes mais fugaces. La diffusivit de la vrit ne se fait pas de manire lente, dialectique et controversable. Les opinions sont sujettes discours non la vrit. La vrit rayonne de telle manire que "lvnement tait un lan du coeur, et lenchanement est une simple mcanique"
191. La vrit ne sera donc jamais ritrative grammatiquement. Si tel tait le cas, ne suffirait-il pas que des lois soient formules, pour faire respecter la vrit ? La vrit ne se diffuse pas dans des livres, mais par des lans humains issus de cette concidence avec limpalpable.La vrit ne se diffuse que par "lhomme ralis" par la vrit. Lhomme en action est le vecteur dune vrit pneumatique qui lui a t offerte dans cet clair instantan de lintuition. Cet clair proposant lintention laction donne limpression quil existe une sorte de moteur au-del de la raison, et qui rend la vrit attrayante et peut-tre ineffable. Ce moteur, cest un lan, un mouvement, un trope intentionnel mobilis par une vertu minemment suprme. Cette vertu cest lamour.
5) DUN QUELQUE CHOSE QUI REND VRAI LA VRIT: LAMOUR.
Un homme qui est passionn par la recherche de la vrit est un homme amoureux qui change de vie du tout au tout
192. Sil lui arrive dtre touch par la grce occasionnelle de linspiration intuitive, alors son amour ne connat certainement plus de bornes, et ses intentions sont rellement transfigurantes et transfigures. La vrit nest pas juge, elle ne condamne pas. Elle est trop humble pour cela, trop prvenante, trop aimante. A nous, en quelque sorte daccuser rception de la vrit. Or on ne peut le faire quen tant dans le sein de lamour.Les vrits dont nous pouvons nous faire les hrauts ont en commun dtre issues dun tout autre ordre. La vrit reste alors "impitoyable"
193. Comment la faire tre sans quelle garde son caractre de "raideur simpliste, formelle et en somme si peu humaine"194 ?Avec Janklvitch prenons un exemple. Nous savons que nous ne devons pas mentir. Cette loi de vrit nul nose la mettre en question. Pourtant il existe des cas o il est plus vrai de mentir que de dire la vrit. Ces cas on ne peut les comprendre que lorsque nous sommes baigns par lamour. Disons-le : "La vrit est de peu dimportance ds lors que le malheur dun seul gueux en est la condition; rien qu admettre le supplice dun seul petit enfant dans lintrt suprieur de la vrit, il y a de quoi perdre lenvie de manger son pain, de dormir, de dire Amen."
195 Ainsi dans bien des cas "cest la vrit pure et simple qui (...)est un mensonge"196.La vrit peut-tre fausse terme. Une vrit sans amour est une vrit peu clairvoyante autant dire aveugle. On ne peut que ressentir lallusion de Janklvitch comme un puissant mmento, qui prouve la justesse de son analyse, lorsquil dit "Malheur ceux qui mettent au-dessus de lamour, la vrit criminelle de la dlation !"
197.Lamour "voit grand". Sa vue est plus large que ltroite vrit de linstant-pointilliste. A linstant-pointilliste est donc oppos une vue englobante et englobe dans laquelle lamour reconnat les siens. Un amour qui dpasse la vrit en la contredisant, peut-tre de temps en temps, ne contredit pas, en fin de compte, la bienveillante vrit. En fin de compte, car "Dieu naura pas trop de peine reconnatre les siens", "Dieu saura pardonner celui qui a trich pour sauver ses frres et soeurs cratures, et il enverra les grandes consciences incorruptibles rejoindre les voyous quelles ont si bien aids"
198.Car il faut le reconnatre ce nest pas la vrit qui est au-dessus de tout ou par dessus-tout
199, mais la bienveillance, le Bien. Or lamour ne veut-il pas le Bien...car "seul il est absolument bon, et par suite absolument exigible"200. La vrit est donc renvoye ici un second ordre qui nest plus la premire place. Il sagit donc de savoir qui occupe la premire place, celle de la philosophie premire ?.Cest aussi celle qui "pose arbitrairement la vrit et lvidence et toutes les valeurs"
201 sans tre pour autant une vrit. La nature de la survrit est dtre le fons ordinis, le fondement et lautrement de la mtempirie202, cest--dire de toutes ces vrits essentielles qui ordonnent lempirie.Ainsi notre intelligibilit est comprise entre, une sur-intelligibilit que lon ne peut raisonnablement connatre, et une sous-intelligibilit empirique qui est mettre en ordre. Comment penser lamour dans ce ddale ? Est-ce que lamour est le nom que lon peut donner une sur-intelligibilit dont on sait quelle est "ce je-ne-sais-quoi dinexplicable, dinjustifiable et dimpalpable qui est le principe mme de linquitude mtaphysique"
203 ?.Janklvitch pense que ce "dsir infini de quelque chose dautre" a "quelque parent tant avec lEros profane du Banquet, quavec LEros sacr de Jean de la Croix"
204. Que recherchons-nous si ce nest lorigine radicale du sens de la mtempirie et par suite de lempirie, exprim dans ce dsir infini de quelque chose dautre. Pour le philosophe "ce qui fait quon pense ne peut-tre quimpensable"205. Voil peut-tre pourquoi Janklvitch ne peut affirmer : cest lEros. Il dit simplement quil a quelque parent; avoir quelque parent ce nest pas tre vraiment; cest tre vaguement, par un lien quelconque, rattach la survrit. Nest-ce pas une manire dtourne de faire sentir que lamour est impensable, puisque nous ne pouvons lapprofondir par leffort de notre rflexion.Dire que la mtempirie, les essences sont fondes dans un quelque chose dinconnaissable, cest rendre fragile tout ldifice du monde et des choses humaines et matrielles. Cest rvoquer le caractre du cela-va-de-soi et de la confiance accorde demble au monde
206.Tout ne va plus tellement de soi car dsormais le mtalogique de la survrit floue du je-ne-sais-quoi, supplante toute logique. Si cest le flou et limpens qui prdomine alors rien ne sera jamais acquis et une rvocation totale ou partielle reste toujours possible. Or lamour ne peut-il pas tout ? Il suffit que lide nous en soit suggre par Vladimir Janklvitch pour que nous pressentions que cet "amour qui est littralement lau-del de la vrit"
207 le soit aussi pneumatiquement.Mais ce souffle si lger de lEros quaucune occurrence de la raison ne russira capter ne peut-il pas tre vu dans ses oeuvres ? Nest-ce pas dans laction, que nous pourrons connatre de quelle manire lamour de la vrit inspire notre me ?
Le terrain privilgi sur lequel lamour est le plus efficient ne devrait-il pas tre celui de lempirie, et donc ce sera ici-bas quil nous faudra aller, si nous voulons poursuivre notre enqute sur une vrit dsormais subordonne lamour.