philosophie verite janllevitch

Rappel toutes les citations entre guillemets sont extraites d'oeuvres dont les rfrences portes en annotation, pour je ne sais quelle raison ont disparu au cours du changement de format de Mac Pc. Si vous voulez une rfrence exacte vous pouvez me la demandez en me mailant.

DEUXIEME PARTIE :

Qu’est-ce que la vrit ?

 

A) Que nous apprend l’exprience de la vrit sur elle-mme ?

 

Comprendre la vrit c’est, avant toute chose comprendre les faons d’tre de la vrit. Savoir la ou les manires qu’elle possde afin de nous faire connatre sa prsence. C’est par voie de consquence se pencher sur l’tat dans lequel nous devons tre, afin que la vrit puisse s’induire en nous.

L’attitude de la conscience face ce qui lui arrive sera donc tudie dans cette perspective de la relation humaine la vrit. Nos mouvements intrieurs et leurs significations nous rvleront nos difficults saisir pleinement, immdiatement et de manire raisonnable, les valeurs qui devraient faire office de guide.

Les choix que nous dcidons dans notre vie seront dirigs par ces valeurs, d’o l’extrme ncessit de se rendre compte du bien fond de nos dcisions. Or s’il s’avre que le moyen du choix des valeurs n’apporte pas de rponse claire et dfinitive nos doutes, nous hsitons entre le faire l’aveugle et le ne pas faire.

En rponse cette hsitation, Janklvitch nous parle d’un certain mouvement vibratoire, issu de notre bonne volont connatre la vrit du rel. Sous les apparences, et avec leur aide, nous essayons de savoir ce qui peut s’y cacher. Mais pour savoir si notre recherche ne se fourvoie dans aucune ornire, il nous faudrait un moyen par lequel on puisse reconnatre la vrit, et savoir au minimum si l’on s’en approche ou si l’on s’en loigne.

Comme Janklvitch ne propose aucune mthodologie systmatique qui dsignerait du doigt le lieu o se cacherait la vrit, nous nous efforcerons de repenser l’exprience de la vrit en nous dbarrassant de certains inconvnients de la raison et qui, pour Janklvitch, sont incompatibles avec une recherche sincre du vrai. L’exprience de la vrit, comme possibilit jamais compltement atteinte, s’offrira nous non comme le signe d’un chec de notre part, mais plutt comme le gage de notre russite, eupraxein. D’autres ides lies l’appropriation de la vrit seront analyses, comme celle de penser pouvoir dtenir et professer une vrit, pour nous mettre en face d’une ide que nous n’osions rellement formuler mais qui s’imposera, savoir que la vrit morale, celle qui nous fait agir, ne peut nous tre offerte par la raison.

1) LA VRIT EST LGION, CORRLAT, MES TATS DE CONSCIENCE AUSSI :

Une vrit valable pour mon voisin n’est pas forcment, c’est--dire obligatoirement et dans tous les cas, valable aussi pour moi. Mais si nous tentons de nous persuader qu’il n’y aurait aucune raison pour que je ne puisse pas m’approprier la vrit de l’autre ni m’accorder avec elle, il s’ensuivra qu’une plthore de valeurs toutes plus dignes les unes que les autres s’offrira de nous guider. Quelle valeur de vrit pourrons-nous accorder chacune d’entre elles ? Sont-elles galement valables ? Comment peut-on les distinguer ?

Janklvitch parle de la "guerre civile"1 que les valeurs, et donc les petites vrits, se livreraient entre elles pour accder au trne de la grande vrit valable pour toutes. Et il ajoute : "C’est un fait pourtant que les valeurs se contredisent (...) que la problmatique morale est souvent alourdie par une sorte de "pesanteur thique!"2. "Guerre civile" et "pesanteur thique" renvoyant dos dos les raisons que nous pourrions trouver dans telle ou telle valeur, et d’o nous dciderions d’en dduire sa vrit.

Cette multiplicit de valeurs possibles, et donc cette impossibilit de donner une vrit dcisive applicable en toutes les occasions, confre la ralit un statut quivoque. Cette quivoque ne peut tre leve par une quelconque vrit transcendante, puisque chacune aspire et donne des raisons de croire qu’elle est "seule et souveraine"3.

Une vrit qui serait, en toute occasion la solution de nos problmes moraux rencontre chez Janklvitch une certaine mfiance. Il s’agirait pour lui d’une prdominance de la forme sur le fond. Avoir une solution avant d’avoir vcu le cas reviendrait rendre inutile le vivre.

De toutes ces vrits, dcoulent nombre de nos cas de conscience car quelle valeur allons nous choisir comme critre du vrai, si toutes pourraient, a priori, nous convenir ? Le cas de conscience est le rsultat direct de ce "mystre de l’absolu plural"4 des valeurs. Notre volont d’agir moral se trouve en lien direct, d’abord et avant tout, avec la conscience de notre geste. Janklvitch ne parle pas ici d’une moralit lie la raison mais la conscience5, donnant du poids une attitude de relation plus personnelle la vrit de l’agir. Comme si nous devions nous dbarrasser du spectre de la raison universelle pour devoir nous pencher sur une attitude plus directe, en relation avec le sens de notre agir. Attitude qui nous force tre par nos actes notre propre justification, puisqu’une justification raisonnable n’aurait plus lieu d’tre. En filigrane, nous sentons toute l’inutilit d’un expos de la raison prsent par Kant, et qui renvoyait la ncessit que tout agir moral se devait d’tre promu en rgle gnrale applicable par n’importe quel homme raisonnable. Se demander si son agir peut tre transform en une maxime valable universellement est donc contraire l’ide de Janklvitch. Puisqu’avec Janklvitch il s’agit de faire rfrence sa propre vie intrieure.

Le langage prendra, dans la mesure o il est expression personnelle une rsonance particulire chez Janklvitch. Il peut nous induire en erreur dans la mesure o il est "obtus, simpliste et sommaire"6. Il ne sera donc pas le moyen privilgi pour atteindre une vrit qui ncessite l’absence d’approximation, et une comprhension qui ne mcomprenne pas 7.

 

2/ CE QUE DIRE VEUT DIRE; LE STATUT DE L’ORAL :

Comment se faire comprendre sans tre mcompris ? La mcomprhension est-elle inhrente au langage ? Lorsque nous changeons des paroles, ne faisons nous que dire des mots ? La vrit passant par les mots n’est-elle pas forcment dfigure ?

Il n’y a pas que du vocabulaire, il y aussi du sens; mais ce sens n’est pas seulement vhicul par les mots qui le portent et permettraient alors de comprendre sans qu’il existe aucune mcomprhension possible. Avec les mots, vient la personne tout entire qui s’exprime et qui donne sens la parole. Le donneur de sens n’est pas le mot mais celui qui parle. La parole est corporelle.

Janklvitch nous fait nous rendre compte du rle que nous jouons dans l’change verbal. Rle qui ne doit pas se contenter de d’articuler, mais de faire corps avec ce que l’on dit.

Penser c’est dj presque dire. Dire ne devient plus qu’une formalit et trouver ses mots, ou se risquer les inventer procde de la certitude de ce que l’on a besoin de faire savoir.

Janklvitch lui-mme s’exprime dans un langage qui lui est propre8. Il nologise souvent. Avoir vraiment envie de dire quelque chose, c’est s’tre impliqu tellement que nous en oublions de nous demander comment nous allons le dire. Et pourtant cela ne nous gne pas outre mesure puisque, lorsque nous nous exprimons, les mots pour le dire viennent aisment si nous y mettons le coeur : "tout est simple si le coeur y est"9. Le coeur permettra donc de dissoudre les malentendus.

L’on sent presque la rfrence au gnie de l’inspiration, ou ce qu’on pourrait appeler "divinum quid"10. Car quelle que soit la manire que l’on a de dire, ce qui compte c’est "avant tout avoir quelque chose dire"11 ; et il ajoute que "cette dernire condition est si primordiale, si irremplaable, si indispensable qu’il suffit la rigueur d’avoir quelque chose dire pour rinventer soi-mme les moyens de dire"12 .

Cette vrit du dire nous force nous taire si ce que l’on veut dire ne provient pas de nous; et peu importe que nous en ayons eu la rvlation dans une sorte d’illumination divine, ou que nous ayons mis longtemps le penser; il faut avant tout que le mouvement qui nous porte parler soit issu d’une appropriation personnelle. Il n’y aura pas d’change personnel honnte si cette condition de fidlit soi-mme, de "sincrit"13 , n’est pas remplie. On ne peut pas faire passer une ide si nous n’y avons pas auparavant adhr. Cette condition sine qua non nous invite une ascse personnelle, qui vitera l’appropriation abusive d’ides, apparemment satisfaisantes, mais qui profondment pourraient nous dcevoir si nous y appliquiions ce conseil qui semble une lapalissade. Pourtant toutes les mcomprhensions ne proviennent pas uniquement du caractre non personnel de nos ides.

Il reste que le malentendu auquel on se heurte le plus souvent est celui issu d’une intention hypocrite. Janklvitch parle d’un "coefficient de la dformation"14 propre l’hypocrite qui ncessite une perptuelle vigilance de la part de l’auditeur, afin d’essayer de dcouvrir ce qui est sous-entendu. Cette apparence qui nous parle pour nous signifier autre chose que ce qu’elle semble exprimer, Janklvitch met l’ide qu’elle soit une pudeur. En effet, puisque l’apparence cache ce qu’elle veut dire et parle " mots couverts", elle renvoie donc la vrit dans le creux de son apparence. Ce sera nous de nous dfier de l’apparence pour ne pas avoir la tentation de nous y laisser piger.

Nous devons ainsi dans le mme temps connatre et re-connatre ce que nous entendons, sinon la vrit de ce qui nous est offert n’aura aucun sens. Or, en gnral, "la parole du mconnu n’a d’autre cho que le silence..."15, notre re-connaissance arrivant toujours en retard. Nous comprenons trop tard que la personne qui tait en face de nous, ou que la situation dans laquelle nous nous tions trouve, exprimait une vrit que nous n’avions pas su dcrypter. "Et quand nous sommes enfin dans la vrit, quand la chose dont nous fmes contemporains est enfin comprise, c’est notre vrit qui n’est plus actuelle"16. La vrit n’attend pas la re-connaissance. Il nous faut l’apprhender immdiatement ou trop tard. "L’apparence ne trompe que ceux qui veulent l’tre"17, voudrait donc aussi signifier, que celui qui reoit les mots et la situation a l’intention d’tre tromp. L’erreur, pour Janklvitch, reviendrait une sorte de "demi-mauvaise foi ou une manire de complaisance, un dlire d’interprtation base de souvenirs, de regrets et de voeux"18.

Nous mettrions dans les paroles de l’autre, non son intention, mais la ntre. A ce titre, on peut se demander comment est possible une quelconque communication. Et si toute comprhension ne se ralise pas d’abord sur fond de mcomprhension ? Comment savoir si que ce que dit l’autre est bien ce qu’il dsire nous faire comprendre, et non ce que l’on dsire entendre ?

Janklvitch nous assure que "Si le coeur y est, alors tout est sauv"19. Les implications d’une telle formule ne sont pas des moindres et l’originalit de Janklvitch est trs certainement d’avoir os les penser profondment, donnant sa philosophie le caractre de l’honntet intellectuelle qu’il prconisait lui-mme.

Reprenant cette ide que "la sincrit est l’tat de vrit l’intrieur de l’homme"20 nous dcouvrirons dans notre troisime partie, le mouvement de la bonne intention capable de transfigurer l’erreur en vrit.

Mais avant, et plus prcisment, il nous faudra tudier l’attitude concrte de celui qui est attentif la parole, et nous pencher sur ce que l’on a coutume d’appeler l’hermneutique. Pour enfin, dans un dernier moment de rflexion sur la vrit prise dans les mailles du filet du sens et de l’interprtation, nous demander dans quelle mesure la vrit est dpendante du temps.

 

3/ DES MOTS, DE L’HERMNEUTIQUE ET DE LA VRIT :

 

C’est dans la manire et l’occasion que nous avons d’aborder, d’affronter et de dupliquer le rel pour soi ou pour les autres que nous mconnaissons sans doute l’essentiel. Or le seul moyen notre porte pour parler du rel est le langage. Ce qui ne va pas sans quelques difficults lorsque nous dsirons tablir la validit de nos propos.

Il s’agira d’viter la mconnaissance due " la nature amphibolique du langage"21. Le langage parle par dtours. La faute de la mcomprhension en revient l’ignorance que nous avons de cette nature double du langage qui s’exprime en se taisant, qui s’exprime dans ses silences aussi bien qu’en parlant. L’on se tromperait si l’on voulait penser que Janklvitch nous incite "matriser sans tre matris"22. Car lorsque nous connatrions la nature double, agogique et fourvoyante du langage, et aussi la crdulit de l’homme se laissant facilement berner par les paroles, notre honntet voudrait que l’on en n’ust point pour cacher la vrit l’autre.

Mais ceci nous indique la multiplicit d’intentions possibles face un mme comportement. Autant celui qui trompe donnera l’apparence de ne pas le faire et de dire la vrit; autant celui qui est tromp pourra aussi faire croire qu’il se laisse tromper, bien qu’en ralit il connaisse l’intentionalit trompante de son interlocuteur. Il y a alors inversion des rles et la dupe est dupe. Mais ajoute Janklvitch qu’est-ce qui empche qu’ son tour la dupe, qui croit avoir dcouvert un premier degr le dessous des cartes se soit laisse berner par le dupeur qui aurait eu l’intention de faire sentir l’autre que lui-mme voulait le tromper. Ce serait une sorte de manire qu’aurait l’interlocuteur pour diriger notre mfiance ailleurs que l o elle devrait tre. Et ainsi de suite, l’quivoque est infinie. Nous ne pouvons savoir quels degrs nous sommes tromps et la complication de certaines situations nous le fait remarquer.

Sans oublier que l’univers du discours est lui aussi porteur de plus d’un sens possible. Car pour le philosophe "C’est le langage qui est la source par excellence des malentendus quotidiens (...) tramant en travers des relations sociales toutes sortes de fils imaginaires, de quiproquos et de pseudomorphoses."23. Et Janklvitch la mme page ajoute qu"il "n’y a pas assez de touches sur le clavier du langage pour exprimer les nuances infiniment diverses de la pense et de la passion". Toujours le mot est en retard d’une nuance sur le sentiment qui veut tre signifi. Le discours est de l’ordre du fini, alors que les motions sont infinies en nuances et en qualits, ne pouvant tre dcrites par quelque crivain qu’inadquatement, c’est--dire temporellement. D’ailleurs l’crivain ne peut rien faire d’autre que de suggrer au lecteur et il se voit oblig de laisser des moments non-dcrits.

L, pour Janklvitch, se place le commentaire. Le commentaire serait issu de ce qui est laiss l’apprciation du lecteur. L o la prcision n’est pas claire et distincte -mais comment pouvoir enfermer un sentiment dans une telle prcision grammatique ?- le lecteur retrouve sa libert d’expression. On ne va pas du mot au dictionnaire, mais d’une interprtation, au double sens, au contresens, au triple sens, au sens sous entendu et caetera...Le sens figur provient de ce lien allgorique dont nous tirons la sve de nos imaginations, projections et autres phantasmes de notre esprit. Nous tirons le sens d’une phrase vers ce que nous sommes capables d’y voir. Les images qui nous viennent ne sont que des images que nous rinventons pour l’occasion de la rencontre : celles entre le mot et l’esprance. Mais l’ascension dans l’interprtation n’a de limite que notre paresse ou notre fatigue, car l’imagination est sans limite. La mconnaissance provient donc de la multiplicit de sens possibles bien que, sous un certain rapport, il existe une relation forcment vraie entre la chose signifie et le terme signifiant.

Le malentendu peut il tre vit simplement ? La crise qui en est l’origine n’est-elle qu’une affaire de mots, de paronymies ou de concidences tymologiques ? En bref, le malentendu n’est-il que de circonstances ? Non, "il ne suffit pas de fixer la terminologie et de combattre la confusion pour se retrouver d’accord comme par enchantement"24. Notre malentendu est sur fond d’une msentente plus profonde; elle repose sur des volonts propres chacun d’entre nous. Sur les ides que nous nous sommes faites. Toute concession verbale aurait donc pour nous des implications personnelles. Il nous faudrait rviser notre jugement; et quoi bon, puisque aprs tout nous avons bien russi vivre de cette manire tout ce temps qui fut le ntre, jusqu’ l’clatement du malentendu ! Nous nous servions du malentendu comme d’une couverture verbale notre incapacit nous accorder profondment.

Le malentendu doit-il se dissoudre ou non ? Qu’il s’agisse d’un trompeur tromp, volontairement ou non, par un interlocuteur faussement naf ou non, bref l’imbroglio est total. Pour Janklvitch, la question se pose de savoir s’il est ncessaire de lever l’quivoque et si, comme d’autres, par exemple Machiavel ou l’auteur de l’amour du mensonge 25, il ne vaut pas mieux la "discorde ouverte". Ici le malentendu semble acceptable. Mais il n’est utile qu’en surface. Le malentendu est un malentendu de convention, il sert forger un tissu social et non des hommes. Il ne permet pas la confiance et le ciment, l’thos des consciences; il ouvre seulement la voie au contrat et au trait.

Il ne faut pas chercher le plus utile au plus grand nombre, mais ce qui donne sens la relation humaine et ce qui lui permet de se dpasser et d’aller au-del des mots. En fait Janklvitch nous invite ne pas nous contenter des situations quivoques, o ce seraient les mots qui s’amuseraient nous jouer des tours au lieu que nous nous amusions avec eux et les transcendions.

C’est par les mots que du sens nous est donn. Or, comme ces mots "sont l’organe-obstacle du sens"26, notre problme sera de dfinir si le sens que nous comprenons renvoie bien la situation comprendre. Nous devrons donc rebondir de l’obstacle l’au-del de l’organe et, pour cela, dsirer vraiment comprendre; "l’obstacle en raison mme de son caractre adventice, contingent, et surajout fait dj allusion l’au-del de l’obstacle"27. C’est--dire se connatre comme non seulement faillible et sans aucune science infuse, mais aussi libre de l’obstacle, une fois cet obstacle des mots pris en considration.

Pourtant la philosophie se sert des mots pour se faire comprendre. Comment faire de la philosophie sans toujours tomber dans l’incomprhension et le malentendu ? Janklvitch, faisant allusion la recherche philosophique, nous propose ce qu’il faut malgr tout appeler une mthode pour faire affleurer le sens "en vue de cette recherche rigoureuse". "Les mots qui servent de support la pense doivent tre employs dans toutes les positions possibles, dans les locutions les plus varies; il faut les tourner et les retourner sous toutes leurs faces, dans l’espoir qu’une lueur jaillira"28. Les mots sont donc susceptibles de nous faire atteindre la vrit mais, pour cela, il nous faudra jouer avec eux. Non pas dans une mise l’preuve avec l’autre, mais dans une confrontation directe avec la dialectique. C’est en creusant dans "les assonances et les rsonances"29 que nous finirons par ne plus pouvoir "aller outre"24 et dans ce cas nous sentir "provisoirement moins inquiets"30.

En parlant des mots, nous nous sommes rendus compte qu’ils induisaient des fausses situations avec lesquelles il nous fallait constamment jouer si nous voulions faire partie du tissu social. "Ici, la doxa est reine. Ici avoir l’air est tout" lance le philosophe31 et le malentendu est le "modus vivendi"32 dans lequel s’labore les relations sociales. Ce lieu "o il faut tre si intelligent pour feindre de jouer contre soi"33. Lieu aussi o chacun poursuit ses fins personnelles sans aucune considration pour l’espce, sans chercher donc se comprendre et a fortiori "s’aimer les uns les autres"34. Mais malgr tout ce qui pourra tre fait contre la vrit, celle-ci finira toujours pas vaincre un jour ou l’autre, et pour la simple raison que le mensonge, n du malentendu, ncessite une dpense d’nergie telle qu’ un moment donn la situation ne tiendra plus. "La vrit omniprsente, prsente toute seconde et sans effort comme l’air atmosphrique, aura de toute faon le dernier mot"35. C’est la vrit qui parlera en dernier. Aucune dpense d’nergie ne sera ncessaire pour la faire advenir. Simple et pure voil la vrit, qui n’a qu’un mot dire. C’est dans la pnultimit de ce mot face la multiplicit de nos paroles, toujours prtes en rajouter pour prciser, affiner et en bref, perdre l’ Ulysse que nous sommes, que se manifestera Ithaque, l’le du repos mrit, havre de paix et de vrit. Nous identifions l’garement d’Ulysse au mme garement qui nous prend la gorge lorsqu’ici ou l nous devons prciser notre loquacit. Nous rdons autour de la vrit tel Ulysse se perdant autour d’Ithaque. Et si la vrit arrive se faire connatre se sera uniquement parce qu’elle dtiendra un lien privilgi avec le sens. Si nous ne voyons pas la vrit immdiatement c’est que nous nous la cachons. Ithaque n’a pas boug et qui sait s’il n’y a pas une petite part volontaire de notre tre qui aimerait bien que l’on ne trouva point la vrit immdiatement ? Il est tellement plus doux d’errer; et si nous sommes capables d’viter soigneusement cette Ithaque d’o nous ne devrions plus bouger, n’est ce pas qu’au fond de nous nous savons quoi nous en tenir son propos ? Finalement le seul moyen d’atteindre la vrit serait de l’atteindre par mgarde, comme Ulysse, qui ne croit pas lorsqu’il aborde Ithaque, qu’il est enfin parvenu au terme de son Odysse.

La vrit n’aurait-elle donc pas besoin d’un porte-parole suffirait-elle qu’elle apparaisse pour qu’on la reconnaisse ? Et dans ce cas l quel sens pourrions nous donner la recherche de la vrit ? Nous verrons plus loin quelles peuvent tre les qualits d’une vrit. Mais dj nous pouvons avancer l’ide que la vrit si elle dtient le dernier mot ce ne serait pas parce qu’elle parlerait en dernier, mais plutt parce qu’elle se place au dessus de tous les mots. De ce fait elle leur donne sens; elle n’a pas lieu de parler. Sa prsence fait sens en elle-mme, sans qu’elle ait besoin de s’expliquer. Elle a le dernier mot comme elle en dtient le premier et ce mot que l’on voudrait profrer n’est-ce pas chacun de le retrouver ?

Pour viter d’obstruer la vrit et la cacher, rien ne serait plus simple, pour Janklvitch, que la simplicit du coeur. Car pour "liquider les malentendus"36, il ne suffit que de le vouloir. Et pour vouloir il n’y a qu’ vouloir37. Nous le saisissons, Janklvitch ne donne pas de recettes pour que l’on se comprenne. La comprhension provenant du seul dsir que nous aurions d’tre en symbiose avec notre interlocuteur; il suffit que nous voulions de toute notre me pour entrevoir un quelque chose qui nous fasse nous entendre.

 

4/ HUMOUR ET SRIEUX. L’INNOCENT ET L’INTENTION :

 

Seule la volont de clarifier les situations confuses engendre la comprhension mutuelle. Cette volont, soutenue par l’humour qui est la mise distance des problmes, est dsir de rvler le malentendu, comme vraiment stupide et inutile.

L’humour est distinguer de l’ironie pour Janklvitch. L’ironie comprend un mode d’emploi et un but. Il suffit de dchiffrer ce que l’ironie veut montrer pour savoir ce qu’elle pense. Janklvitch parle du texte de Montesquieu sur l’esclavage pour lequel "il suffit d’une grosse hermneutique(...)prendre le contre-pied du prtendu plaidoyer de Montesquieu en faveur de l’esclavage des ngres pour dchiffrer ce chiffre transparent et lire le terrible rquisitoire inscrit en filigrane sous ce plaidoyer"38. L’humour "n’a pas de stratgie puisque la vrit laquelle il fait allusion n’est localise nulle part, dans aucune forme arrte"39. L’humour pouse la forme de l’vanescent, de l’thr, d’un quelque chose, qui semble exister, mais que l’on ne peut dmontrer. L’humour n’a pas de fonction pdagogique ou anagogique contrairement l’ironie, qui sait ce qu’elle avance car elle a une ide derrire la tte. On peut dire que l’humour est frre du temps, qui lui aussi nous donne une vrit voir, mais au loin seulement et dans le brouillard. "Cette vrit" donne par l’humour "demeure un lointain horizon"40.

Ce passage oblig par le dtour de l’ironie ou de l’humour nous donne une indication sur la nature de la vrit " savoir que la vrit ne se prte pas une saisie directe"41. La vrit n’est pas immdiate. Elle ncessite le dtour ironique la "via per contrarium" ou le "voile de l’humour". Ces deux notions s’imbriquent chez Socrate de telle manire qu’il nous est difficile de les dissocier. C’est peut-tre ce qui donne son personnage cette ambigut ncessaire, si son dsir est de nous montrer la voie de la dialectique. L’humour ne sait pas o il va.

Il est errance pure. En revanche, l’ironie est didactique et possde une tactique. L’humour est donc plus une manire d’aller de l’avant qu’un savoir qui s’impose. L’humour est errance l’instar du voyage d’Ulysse. Il existe au moins deux manires d’apprhender cette errance, soit de la considrer comme un amusement, soit de la ressentir comme un moyen d’entrer en contact avec quelque chose d’insaisissable. Ulysse ne s’amuse pas, il est capitaine d’un bateau, il a charge d’hommes; l’pisode dans la caverne du Cyclope nous montre qu’il se sent responsable envers ses autres compagnons : il ne peut se dcider partir sans eux bien qu’il en ait l’occasion. Il cherche srieusement Ithaque. Mais il ne la retrouve pas, et lorsqu’il la retrouve, il ne la reconnat plus. Son garement confine l’aveuglement. Pourtant son honntet ne peut tre mise en doute, il ne cherche pas se soustraire son devoir. Simplement, l’errance est le seul moyen que les dieux lui accorde pour arriver Ithaque. Il est soumis aux alas du temps, comme chacun d’entre nous. L’honntet et notre srieux sont puiss dans l’avenir, c’est--dire dans la notion que nous avons de notre but atteindre.

Le srieux ncessaire l’obtention de la vrit n’est pas issu d’une concentration particulire et encore moins d’une attitude spciale. Nous n’avons pas prendre la pose du srieux et, l l’humour doit agir pour que nous ne tombions pas dans l’attitude ostentatoire et prcieuse du penseur. La manire trs simple de connatre est l’attitude lmentaire par excellence, une attitude qui ne s’apprend pas, qui n’est pas imitative et qui ne doit pas "faire des manires"42. Il faut la dcouvrir en soi ou plutt la redcouvrir. Et cela sans se complaire : "mon regard est fait pour regarder devant moi, pour regarder le ciel, pour regarder les autres, et non pour me regarder moi-mme."43

L’attitude srieuse peut-tre comprise comme une sorte d’innocence retrouve. "C’est ainsi que l’adulte srieux revient un jour aux vrits ingnues et aux certitudes spontanes du petit enfant"44. Cette innocence Janklvitch la revendique pour pouvoir atteindre la vrit. Il y a adquation entre l’innocence et la vrit et, aussi corrlation entre l’errance et l’innocence. Si innocence et vrit sont fugaces, la meilleure faon d’aller de l’un l’autre c’est l’errance. L’innocent ne professe pas son innocence car "il n’a pas de Soi rflexif"45. L’innocent n’est pas routinier, il n’a pas de route trace l’avance devant lui. L’innocent ne mesure pas son faire sur une chelle des valeurs, il ne se regarde pas faire; il avance purement et simplement. Il est tonnement devant tout ce qui se passe et il est curieux, deux des traits que l’on peut retrouver chez Ulysse. En tant que toujours en mouvement vers La rponse, vers notre Ithaque, le repos satisfait d’une rponse, doit nous tre exclu et, cela d’autant plus que la vrit elle-mme ne pose pas.

La vrit ne s’installe pas, elle fuit celui qui veut l’attraper "dans les mailles trop lches du filet de la raison". L’innocent est donc le mieux plac pour tre dans le vrai. Sa simplicit nous faisant dfaut, son innocence peut nous paratre une charlatannerie. Mais l’innocence fausse se discerne de la vraie par son regard. Elle est ce regard dans lequel nous lisons "la prsence totale du monde"46. L’innocent a une vue "radioscopique" son caractre lui fait voir travers l’opacit du monde, la vrit de ce monde. Il est de plus aussi radieux qu’elle. Elle s’infuse en lui comme elle se diffuse partir de lui "il est le vecteur des forces cosmiques"47.

Janklvitch compare d’ailleurs cet tat autant celui de la perception pure de Bergson, qu’ celle de l’artiste. L’innocent porte la vrit sans passer par le biais de quoique ce soit il n’ironise pas. L’innocent est arien, aucun mot, aucune grammaire, n’est l pour l’expliquer; sa seule prsence est une parole unique. On peut presque dire qu’il est verbe de part en part. N’est-ce pas avec lui que nous pouvons renouer avec cette fameuse ide d’une parole unique, dont Janklvitch nous parlait plus haut ? N’est-il pas cet trange porte-parole muet dont la parole est essentiellement acte de prsence ? Comme le Prince Mychkine, l’innocent, nous trouble, nous dsaronne, et nous parle en se taisant.

Comment devenir innocent ? "L’innocent est miraculeusement ce que les hommes de la vie moyenne sont par clairs et dans l’instant d’un quilibre acrobatique". Avant d’tudier l’instant acrobatique, dans lequel nous pourrons peut-tre approcher la vrit, rendons-nous compte de ce qui constitutionnellement nous empche d’tre innocent. Pour Janklvitch, c’est tout bonnement notre conscience qui nous empche de nous rendre la simplicit de l’innocence : "Cette conscience qui atteste la supriorit de l’homme est aussi ce qui me dtriore et me fait devenir tout instant le comdien de moi-mme"48. C’est cause du jeu de comdie que nous jouons, en tant que complaisant de nous-mmes et auteur de ce spectacle, que nous n’arrivons pas forcer la porte de l’innocence. Ne voyons-nous pas ici une commune parent avec l’ide critique de Nietzsche propos de la tragdie d’Euripide. Euripide n’est plus innocent, il est auteur et juge, acteur et spectateur49.

La conscience de l’innocence entache l’innocence et, la rend impossible.

Il ne s’agit pas de voir dans cette impossibilit un "pch, ft-il originel, ou (...) une tourderie"50, mais le rsultat de notre condition humaine51. Pourtant "n’ai-je pas une conscience pour prendre conscience"52 ? Comment faire pour ne pas laisser en friche notre humanit, aux dpens d’un statut d’innocence qui nous condamnerait ne pas prendre conscience ? Nous entrevoyons peut-tre un lment de rponse dans la seule ncessit d’tre avec toute son me ? Le seul moyen de pallier la division d’une conscience qui se regarde faire serait de faire srieusement, c’est--dire de faire avec une seule intention. Ce qui implique absence de dispersion et conscience de son faire.

Le srieux prend corps dans la volont d’un vouloir unique et total tendu vers un but dont l’me, le coeur et la raison sont parties prenantes, sans aucune restriction et d’o nous tirons notre vrit propre. Un vouloir srieux est ainsi un vouloir qui ne se prend pas au srieux, et qui sait pour cela o il se place. C’est--dire sur "un plan intermdiaire entre la tragdie de notre mortalit et la drlerie de notre existence superficielle"53. Comment comprendre cette drlerie de l’existence humaine, si ce n’est l’aide de l’humour. Savoir que pour nous, notre seul mode d’intervention est l’affleurement des tres et des choses, n’est pas en-soi tragique pour le philosophe de notre tude. Savoir que nous ne pouvons pntrer l’intrieur de l’autre, nous renvoie la justesse de nos actes. L’humour ne nous guide pas vers un relativisme gnral de notre existence, mais une prise de conscience du srieux qui fait notre vie. Ce srieux tant la comprhension de notre existence, jete entre la mort et le geste. C’est--dire que Janklvitch nous invite ne pas nous prendre trop au srieux dans les choses quotidiennes de notre vie.

Il s’agira donc pour nous d’viter les poses. Notre vrit ne se trouvant pas dans les arrts que nous pourrions faire pour montrer aux autres ce que nous sommes, ou pour se rassurer. Mais elle se cache dans une intention pure, et toujours tendue vers son but, une intention qui ne doit donc pas se satisfaire d’une situation acquise : c’est--dire une situation recroqueville sur elle-mme. A cet effet le philosophe nous met en garde contre les champions de la vrit qui nous feraient "plutt horreur"54. Ces champions de la vrit ou ces docteurs de la loi paradent et montrent ce qu’ils font comme si leurs gesticulations imitatives portaient en elles la signification de leurs intentions. Le geste dans cette mesure ne serait tout au plus que de l’intention ptrifi. Seul un mouvement en mouvement, une intention qui va de l’avant, fait sens. Car l’intention n’est pas accumulatrice, ni dsireuse d’une vrit n’importe quel prix, et ici dans la pose, au prix de son inanit.

Avec le problme des docteurs de la loi, Janklvitch critique ceux qui imitent l’intention au lieu de la vivre. A l’extrieur, l’intention est irrprochable, mais l’intrieur elle sent le rance de l’imitation. Car de mme que l’innocence ne s’imite pas, l’intention n’a pas non plus valeur imitative55. L’intention provient du plus profond de soi-mme et doit tre le seul moteur qui nous pousse agir. De quelle nature pourra tre cette intention qui donne un sens et une authenticit notre vie ? C’est ce que nous tudierons dans notre troisime partie.

Mais de cette intention, il nous est difficile d’en parler car son caractre secret, qui fonde l’existence moral, "n’est pas seulement mconnu en fait, il est toujours mconnaissable l’infini"56. L’intention chappe ainsi toute reconnaissance possible. N’est-ce pas dsarmant de ne pas pouvoir reconnatre la vritable nature de quelqu’un ? Finalement cette intention morale est-elle bien relle ? Nous conviendrons qu’il peut nous tre permis d’en douter, puisque inpuisablement nous sommes renvoys ailleurs, lorsqu’il s’agit d’tablir la vritable intention d’autrui. "Et nanmoins ce je-ne-sais-quoi si vasif et si controversable est la chose la plus importante du monde, et la seule qui vaille la peine"57. Ce je-ne-sais-quoi caractrise la nature de l’intention.

De plus, l’intention possde ce charme de l’effectivit et de l’efficacit au sens plotinien du terme58. Elle a ce caractre qui donne voir, mme si nous ne sommes pas capables de voir. Mme si nous mcomprenons les intentions d’autrui celles-ci nous seront rvles. O et comment ? D’abord dans le temps, ce temps qui est mlange "ambigu d’tre et de non-tre"59 se trouve tre support de notre vie, et moyen par lequel les malentendus peuvent se dissoudre, ainsi que les actes se faire comprendre de leur intention. Le temps voile et dvoile.

De mme que le langage allonge le chemin tout en conduisant au but 60 la manire de l’Odysse, qui allonge le chemin pour pouvoir mieux parvenir bon port. Ulysse n’est Ulysse et ne nous est rellement donn que dans cette vision que nous avons de lui en train de rechercher Ithaque. Le mieux ici dsignant la qualit morale qu’Ulysse peut rvler chacun et qu’on ne peut lui attribuer que parce qu’il est pass par le voyage.

Ithaque est voile de la mme manire que la vrit nous est drobe dans la recherche. Tout dans la recherche est suggr, exhibant ce qui est soustrait. Donnant voir ce qui n’a pas vocation parader, par le seul moyen du dtour et du cache. C’est sans doute de cette manire que nous devons entendre la phrase de Janklvitch, "la seule chose srieuse ici-bas c’est l’humour"61. C’est--dire, comme pudeur, l’humour est le srieux mme.

Or le moyen qui drobe le plus n’est-il pas le temps n’a-t-il pas ce paradoxe d’tre la fois celui qui permet de voir et celui qui cache ? Mais avant de nous pencher sur le moyen des moyens, sur "la Manire d’tre" par excellence "dont le nom est Devenir"62, essayons de voir quelles sont les situations o l’erreur peut provenir de notre manire d’tre.

 

5/ SE PRTENDRE DANS LE VRAI; SE TROMPER :

 

La vrit n’est peut-tre pas l o nous croyons l’avoir dcouverte. Nos mots, nos ides toutes faites, notre imagination peuvent prtendre tre dans le vrai et pourtant cette prtention mme peut tout fausser. Nous croyons tre dans le vrai, lorsque nous pensons connatre une par une toutes les donnes d’un problme. Notre raison semble matriser la situation et alors se repose sur cet tat de fait, et d’analyse.

D’une part, la situation change, et continuellement nous chappe et, d’autre part, malgr toute notre attention nous ne russissons pas pallier notre finitude, notre incompltude. Car "c’est l’brit chronique de nos organes et c’est la passion brouillonne, source d’xagration et de dmesure frntique, qui nous empche de tenir ainsi en quilibre au sommet de la vrit "63. Constitutionnellement nous ne serions pas fait pour tenir "au sommet de la vrit". Nos dsirs fluctuants, nos envies tumultueuses ne sont gure propres nous maintenir dans un tat que la vrit exigerait savoir le prcieux respect de son souffle lger, porteur de sens. Un tat d’quilibre, entre notre tiraillement vers le bas, caractris par cette frnsie tous azimuts qui nous constitue et, cette envie de hauteur que la vrit de temps en temps nous fait atteindre. Cet tat acrobatique est fragilis par un simple retour sur soi, qui peut faire basculer dans l’horreur du faire qui se repat.

De plus la force de notre dsir est tellement puissante que nous en venons imaginer la ralit telle que nous la souhaiterions : " On croit ce qu’on dsire et l’on entend ce qu’on croit"64. Dire que nous serions slectifs est encore trop peu, nous serions en plus de cela volontairement partial et, dsireux d’affirmer une adquation entre la pense que nous aurions du rel et ce rel. Nous ne partirions d’une vrit toute faite, intrieure et bien ficele, que pour pouvoir l’apposer sur le monde extrieur afin justement de s’y reconnatre. Au lieu de laisser parler l’tre nous ne ferions que gloser sur lui partir d’ides gnrales et personnelles, qui auraient la force d’une baguette magique.

Ainsi nous ne pouvons que nous accuser de ne pas tre assez la hauteur de la vrit. La vrit n’est pas vague, ce sont nos sens qui sont rendus imprcis par l’accumulation de donnes qui nous enivrent. Nous nous encombrons d’ides et de raisons qui nous rendent obtus la comprhension d’une vrit qui, elle, n’est jamais prcde par un amoncellement de connaissances.

Nous sommes faillibles nous nous trompons. Ne pas le reconnatre et ce prtendre dans le vrai reste sans doute la suprme erreur. Nous nous installons alors dans "une demi-mauvaise foi" ou une sorte de "complaisance" insane. Demi-mauvaise foi, car nous savons bien qu’il nous manque quelque chose pour rellement connatre la vrit d’une situation mtaphysique. Ce quelque chose c’est la confirmation de notre savoir. Or nous vivons sous le signe de l’irrversible du "never more"65, plus jamais : ce qui est pass est termin et jamais sera perdu.

Nous sommes complaisants l’gard de notre savoir car aprs tout, nous ne cherchons pas aller plus loin qu’un savoir empirique accumulatif. Se gargariser avec la vrit, c’est tre dans le faux et, attendre une confirmation c’est aussi tre dans le faux. Nous devons comprendre que le "parfait touffe dans la graisse et le luxe de sa perfection"66. Ce que nous croyons comme tant la vrit, la vertu, ou encore toute autre valeur, mise en exergue de notre vie, une fois qu’on s’y arrte et, que l’on s’emploie en faire profession, dgnre en une caricature de vrit ou de vertu. Elle paissit littralement dans la propension que nous avons en faire talage.

Pour Janklvitch l’humilit, c’est--dire la reconnaissance de son tat d’ignorance, semble tre la caractristique d’une me noble. On ne peut prtendre dtenir la vrit sans tomber dans un manque d’humilit et d’innocence. On ne peut prtendre dtenir la vrit sans du mme coup tomber dans l’erreur.

Se tromper renvoie aussi la "forme a priori de la mconnaissance"67 qu’est la temporalit. Comme nous l’avons esquiss au-dessus, il est ce par quoi nous comprenons quelque chose ou nous ne comprenons pas quelque chose. Parce qu’il est irrversible, que chaque vnement est unique prcisment semelfactif. C’est dire qui n’arrive qu’une seule fois. "Tout instant, dans l’absolu, est inou et indit, parce que tout instant est semelfactif"68. Avec Janklvitch nous devons reconnatre et accepter ce fait pur et simple que tout n’arrive qu’une trs unique fois, rendant chaque instant une dignit intrinsque. La notion de semelfactivit insiste sur le fait que tout ce qui nous arrive n’arrive que sur le mode de "l’unique fois".

Tout ce qui nous arrive est exceptionnel. Rien ne reviendra deux fois. A cet gard il nous faudra le moins possible relcher notre attention sur le rel et, ne pas se laisser bercer par la douceur du laisser aller, qui s’apparente facilement au laisser faire. Une tension de chaque instant caractrise par une intention de faire, tout autant qu’une intention de recevoir les vnements, prcise la manire dont nous devrions tre attentif au monde extrieur.

Or ce monde extrieur s’inscrit dans le temps. Le monde extrieur en tant que nous y participons ne serait peut-tre pas si extrieur que nous le penserions au premier regard. Le rapport de l’homme et du temps pourra sans doute nous clairer sur le statut d’une vrit, qui elle aussi s’inscrit dans le temps et, qui peut-tre fait plus que seulement s’y inscrire.

 

6/ TEMPORALIT ET VRIT :

 

La vrit qui se dcouvre nous le fait dans le temps. Elle s’expose dans le temps. Mais nous avanons souvent l’ide qu’une vrit valable maintenant ne sera plus valable plus tard.

Il nous faut prendre le temps de dire la vrit, d’y rflchir c’est--dire en fait de passer sous les fourches caudines de la temporalit.

Comment comprendre la compatibilit ou l’incompatibilit de l’homme, ce "mixte de faire et d’tre"69 pris dans l’intermdiarit, avec une vrit qui forcment vient dans le temps, et donc pose le problme de sa comprhension, en mme temps que celle de sa validit.

L’homme peut-tre dcrit, chez Janklvitch, comme un mlange "d’instant et d’intervalle"70. C’est--dire que l’homme est tout entier temps. Il y a une adquation entre le temps et l’apprhension humaine du temps. "Mieux encore : c’est l’homme tout entier qui est le temps incarn, un temps deux pattes, qui va, qui vient et qui meurt"71. A ce titre, toute volont de comprendre le temps, et mme toute pense se ralise dans le temps et prend du temps. Les caractristiques du temps seront donc aussi des caractristiques humaines. Le temps est mystrieux, l’homme sera donc "mystre deux pattes"72. Irrversibilit et primultimit seront aussi des caractristiques humaines. Irrversible, car le sens est unique. Corrlativement, personne ne peut faire que ce "qui a t n’est pas t", c’est--dire qu’il y aussi irrvocabilit de chacun de nos actes comme de chaque moment du temps. De mme la notion de primultimit renvoie cette ide que tout ce qui arrive, n’arrive qu’une trs unique fois.

La vrit qui s’offre nous dans un "brvissime instant" prend pour nous la valeur de la caution que joue le Dieu de Descartes, afin de valider "la permanence et affirmer des vrits"73. L’instant et l’intervalle doivent donc tre compris, non comme deux faons de voir distinctes, mais comme une seule manire de voir, ayant toujours subir les interfrences l’une de l’autre. C’est dans le Faire-tre de l’instant que nous pouvons puiser les vrits qui alimentent l’tre de notre vie courante. Le chemin de la vrit dans cette optique se fait au travers et l’aide de l’apparition de l’tre au sein de l’instant, et non par une recherche de l’tre par-del les apparences.

La vie courante pour Janklvitch se doit d’avoir le statut d’une "continuation continue et continue"74, c’est--dire qu’elle doit maintenir la vrit qui nous a t donne dans l’instant, dans un tat qui ne soit pas celui d’un "embourgeoisement"75. En fait, l’invitation de Janklvitch est de ne pas nous gargariser des vrits qui auront pu nous tre confies. Essayer de continuer les faire tre au lieu de les recouvrir d’une phrasologie psittaciste. "Il y a donc place pour l’intermdiarit du devenir"76, ce devenir qui nous permet d’tre pleinement nous-mmes dans cette "extrme fine pointe de l’instant"77. L’instant n’est plus oppos l’intervalle mais en devient l’expression simple, brve, totale.

L’tre dans son inpuisabilit est le je-ne-sais-quoi par excellence il est manifestation toujours renouvele de l’tre : mutation mutante. De cette faon "l’exhibition ou manifestation est l’essentielle fonction du temps"78. En quelque sorte le temps met l’tre notre porte, il le corporise. A ce titre on ne peut pas "savoir ce qu’est l’tre(...) mais par contre", par ses manifestations successives, "je puis entrevoir que l’tre est"79.

Il suffira donc de savoir bien interprter l’empirie, le donn, "l’advenu ou le survenu"80. Car le problme de "l’tre au signifier est un problme hermneutique"81. Il s’agira donc "d’interprter correctement ce que l’on voit"82.

Mais pour interprter encore faut-il avoir un moyen d’interprter qui ne fausse pas la vrit de l’apparition. L’erreur, pour Janklvitch, consistera vouloir se laisser abuser par le rel, comme si nous ne voulions comprendre du rel, de l’empirie, de l’apparition, que ce que nous dsirerions y mettre.

Parce que nous pensons l’apparence comme rvlatrice d’un secret cach que nous aurions dcouvrir, nous nous heurtons nos envies et nos dsirs. Alors qu’ il suffit de prendre le monde pour ce qu’il est savoir "comme mystre"83. C’est le monde empirique dans sa globalit qui est rvlateur d’un au-del84. C’est parce que nous ne pouvons comprendre pourquoi ce monde existe, que le logos ne nous permet pas de pouvoir le dchiffrer. La vrit nous est inatteignable par la dialectique, mais rebours de celle-ci "peut-tre y a-t-il un tat de grce prparatoire la conversion intuitive..."85. C’est cette conversion intuitive dans l’clair d’un instant qui nous mettra en relation avec la vrit du tout autre ordre, celui du mystre.

De mme que le fait de l’empirie est un mystre; le fait de vivre sera aussi un mystre86. Et cela dans la mesure ou tout notre tre est inscrit dans la temporalit de part en part.

Avec Janklvitch nous prenons conscience de la difficult d’atteindre une vrit. Puisque la vrit de l’tre se dploie dans un temps infini si nous voulons la comprendre nous serons soumis au donn. Dans la mesure ou ce dernier "ne cesse de poser de nouvelles questions et de promettre de nouvelles rponses"87. Il nous apporte cette conscience de l’immensit de ce qui nous reste connatre. Et de la misrable prtendue connaissance que nous semblons dtenir. Cette conscience invite l’humilit, comme nous le verrons.

Il n’y a pas ici contradiction avec ce qui est dit plus haut sur l’impossibilit comprendre le mystre. Car Janklvitch dtient une demi-solution l’intuition clair nous permet de sortir du dilemme88. L’esprit de finesse qui veut comprendre n’en a pas ici-bas les capacits car en tant qu’il s’inscrit dans la dure, il en sera lui aussi tributaire. L’homme de l’intuition peroit et sait ce je-ne-sais-quoi mystrieux, qui est l’objet de la philosophie, et qui en fait peut-tre son charme. Mais dans le mme temps il ne peut l’enseigner. La vrit apparat en disparaissant, pour ne laisser place qu’ l’intervalle dans lequel nous nous efforcerons d’en retrouver peut-tre des traces.

L’apparition de l’tre dans ses manifestations successives, si l’on se laisse aller son charme nous guidera peut-tre en dehors de tout esprit de finesse89, la limite d’un tout autre ordre que celui de l’empirie. Mais n’oublions pas que les moyens dont nous disposons pour connatre l’empirie, ne nous permettent pas, d’aprs Janklvitch, d’atteindre cet au-del mtempirique qui est "le tout autre ordre de la connaissance". Ce ne sont donc pas par les moyens de l’intellection que nous russirons apprhender la vrit, mais plutt en se mettant en tat de la recevoir.

Donc dfaut de conqurir scalairement cette intuition, qui nous permettrait une approche du tout autre ordre, il ne nous reste qu’ continuer de chercher. Notre Ithaque n’est pas de ce monde ou ds que nous l’aborderons elle se drobera notre prtention. "Il tait dit que notre temps de paradis devait tourner court, que cet clair devait tourner court, que cet clair ne serait qu’une soudaine et fugitive dchirure dans le ciel bas de notre destin"90. Le destin de la vrit est de nous chapper continuellement, pour la simple raison que sa nature ne peut s’accorder avec la ntre que dans certains moments privilgis, que sont ces instants-clairs qui ne sont pas grand chose, mais qui comportent le charme de toute une vie, et peut-tre lui donnent sa vrit.

Le temps qui est l’irrversibilit mme, ne nous accordera donc aucun rpit nous n’aurons pas deux fois la mme intuition, le doute pourra venir s’installer; demeurer en tension demeurer en recherche, c’est--dire finalement vivre sera la seule chose que nous pourrons faire. "La seule chose c’est non pas lui arracher un secret ( ce temps qui nous est consubstantiel) ni mme une bribe de ce secret, ni davantage le penser, mais le vivre et le revivre inpuisablement, dsesprment"91

Ne pressentons-nous pas que ces paroles sont une exhortation vivre, c’est--dire agir avec tout notre coeur, envers et contre tout ? A nous renouveler continuellement. Car en tant que le temps est "la chair de notre chair, l’essence invisible de notre tre"92 tout ce qui advient n’adviendra donc qu’une fois et pour pouvoir se souvenir et ne pas croire que l’on a rv de la vrit, il nous faudra tenter de la recevoir de nouveau. "La vrit qui se dcouvre est dans le mouvement et le perptuel recommencement"93. Ainsi notre vocation est-elle de rechercher sans cesse des confirmations de ce que nous avons vcu, de ne pas stagner dans une vrit dcouverte, mais d’aller de l’avant. Mme si ces confirmations ne seront jamais des duplicata des premires. Car chaque pseudo-confirmation est aussi unique que ce que nous prtendons qu’elle confirme.

 

 

 

6/ L’OCCASION : LA VRIT :

"Et tout d’un coup, d’un seul coup, le voile se dchire, j’ai compris, j’ai vu"

Antoine Roquentin, inLa Nause, page 179, de Jean-Paul Sartre, Op.Cit.

La vrit se donne dans ce moment trs fugace qui chappe toute conceptualisation et qui ne laisse place aucun mot. Ce moment c’est l’occasion. Nous n’avons mme pas le temps de la dire, seulement le temps de la saisir. Il peut paratre ds lors tonnant et contradictoire de parler de la vrit comme d’une exprience, puisque le propre de l’exprience serait de pouvoir servir faire passer un message et donc faire parler ce moment occasionnel de la vrit. Or la vrit clate au visage de celui qui la cherche, pour Janklvitch, elle l’clabousse et s’en va. Cette vrit qui clate nous est donne dans cet instant prcieux et tnu de la bonne occasion, du karos.

Cet vnement dont la fulgurance nous illumine, et nous offre une sorte d’ouverture vers un quelque chose d’un tout autre ordre, devient pour nous une sorte d’vnement fondateur. Or de ce "presqu’vnement" puisque nous ne pouvons asseoir aucune thorie subsumer aucun concept et encore moins nous essayer gloser sur le fait, sans ne faire en ralit que rester en dehors du fait, nous ne pouvons pas nous en servir pour asseoir une quelconque thorie. Dans quel sens est-il vnement fondateur ? Cette occasion est occasion de quoi ? C’est donc un vnement qui donne sans que l’on puisse s’y reposer, et se le tenir pour acquis. "L’instant est au-del du moment qui est lui-mme au-del du point"94. L’instant de l’occasion est occasion de vrit et occasion de sens. Cet instant est si ramass sur lui-mme que l’on est empch de fonder quoique ce soit de lourd et de pesant sur cette trs fine pointe de l’occasion. L’quilibre est la seule faon d’tre dans ce cas. Nous avons toujours nous maintenir veills, afin de ne pas tomber de cette "apparition-disparaissante", de cet instant-clair, dans la nuit la plus complte.

L’attention l’instant est "une vigilance"95. Nous devons toujours nous maintenir en alerte. Le paradoxe de la vrit sera que cette dernire nous apparatra en un instant-clair fulgurant, mais que nous ne pourrons ni nous en prvaloir ni la garder en nous comme guide. Toute sorte de jurisprudence est exclue dans ce domaine de l’exprience humaine de la vrit. Il s’agira de ne pas demeurer avec l’ide de cet instant-clair, comme celui d’un avoir ou d’un bien qu’on possderait dsormais. Car une vrit bonne, ici, ne le sera pas ncessairement ailleurs. Une vrit qui doit tre dite ne le sera pas toujours et en toute occasion96.

Pour s’en rendre compte, il faudra nous rendre rceptif aux mouvements infinitsimaux des faits et des manires du faire. Afin de se rendre compte que les situations dans lesquelles nous vivons sont uniques. La vrit sera l pour nous le rappeler lorsque, malgr une situation connue, nous aurons une longue hsitation devant la dcision issue du cas de conscience que nous posera telle situation particulire. Nous sommes devant chaque tape de notre vie comme au premier jour. Non que nous n’engrangions rien, mais bien parce que la vie ne se rpte jamais deux fois et, que toujours nous aurons tre vigilants envers nos actes quotidiens et aussi envers cette ide d’une morale qui vaudrait, quelle que soit la situation venir.

La vrit en un instant fera que telle ou telle chose sera indpassable et inestimable. C’est ce faire-tre qui donne une raison aux raisons. Un sens la direction :"une effectivit qui rend effectifs tous ses entours"97. Nous pourrions appeler la vrit un je-ne-sais-quoi qui fait tre. Pour cette raison qu’elle serait une sorte d’impondrable que rien ne prsage et qui pourtant une fois l, nous fait nous exclamer "eurka". Nous ne savions pas ce qu’elle tait, mais nous savons qu’elle est l lorsqu’elle apparat !

Dans l’entrevision que nous offre l’exprience de la vrit, dans cette sorte "d’pignose"98 par laquelle nos yeux "se dessillent"99, nous sentons nous envahir une sorte de message100, pas plutt apparu que dj disparu.

Un charme nous enveloppe soudain et seule notre intuition l’apprhende. Dans cette occasion de connaissance nous russissons ressentir la vrit. L’entrevision est le lieu trs dlicat quasi-imperceptible d’un presque-rien qui nous permet de nous assurer de la ralit. L’entrevision clair apporte notre certitude une qualit, qui sans elle rendrait cette dernire inoprante. Cette qualit interne nous pouvons la considrer provisoirement comme une sorte de chaleur qui confrerait aux situations un halo de confiance. L’entrevision donne de la consistance aux choses. La consistance d’un sens. Elle est ce "je-ne-sais-quoi qui n’est pas la chose manquante, mais le charme qui habille la totalit et en fait un tout."101

Elle est le seul vritable moyen par lequel nous russissons nous rendre compte de l’existence en tant qu’elle est existante. De l’existence en tant qu’elle est existante et qu’elle a quelque chose nous faire savoir ! Ce quelque chose nous est donn par l’entremise de l’instant devenu une occasion, karos, de savoir.

Mais ne pouvons nous pas aider la vrit nous apparatre ? Il ne s’agit pas de la voir l o nous dsirerions qu’elle ft, puisque c’est l’cueil viter, mais simplement de connatre un moyen afin de ne pas la laisser passer. Et ainsi de s’approcher de l’opportunit, sans pour autant en dtruire sa valeur, car il se peut que notre intervention en mine le contenu.

Il faudrait pouvoir agir dlicatement. Mais bien qu’ "il n’ y a pas plus de rgles pour saisir cette minute qu’il n’y a de rgles pour improviser"102 nous pouvons ajouter que pour improviser, il est au moins ncessaire de se mettre devant son instrument et de s’en saisir. De plus nous savons o se trouve l’instrument; ici quel peut tre l’instrument par lequel la vrit arrive ? La rponse nous l’avons dj sous-entendue, c’est le temps. Ainsi pour que l’occasion ne nous file pas entre les doigts, nous avons rveiller notre conscience "car tout peut devenir occasion pour une conscience en verve capable de fconder le hasard et de le rendre oprant"103.

Janklvitch nous rappelle que Quintilien appelait cette facult de guetter l’occasion "mobilitas animi"104. Or que faut-il pour qu’une occasion soit occasion ? D’une part une conscience agile qui puisse se trouver juste "en verve" lorsque l’toile filante de la bonne occasion passera, d’autre part il faut que l’occasion arrive. Par dfinition il ne peut donc y avoir une fidlit acquise de l’occasion et donc nul ne peut se prvaloir de ne pas avoir rat une occasion. Il se peut aussi que l’occasion que nous crmes bonne ne soit en ralit qu’un leurre, de mme que le chasseur peut-tre abus par un faux canard. Que nous ne fussions pas rellement prts, ou que nous nous laissmes abuser, cela revient au mme. Puisque si nous nous sommes laisss abuser par une fausse grce, c’est que nous n’tions pas nous-mmes en tat de grce, donc pas rellement prts. Car "la grce suppose pour tre reue une conscience en tat de grce"105. Et la bonne occasion est une grce.

Aussi, nous pouvons rater une occasion par excs. L’occasion que nous russissons apprhender s’chappe, parce que nous l’enfermons immdiatement dans une ide prconue. Nous ne lui offrons pas la place qu’elle apporte avec elle. Nous avons en ralit peur de cette occasion qui nous bouleverse. Nous ratons l’occasion par manque "d’esprit de finesse" qui exige qu’ la fois, on sache que la vrit nous apparatra en un instant-clair dans une occasion fulgurante, et que s’y prparer se serait dj dnaturer cette apparition.

Puisque l’on ne sait ni l’heure, ni le lieu il ne nous reste plus qu’ attendre patiemment la rvlation produite par la bonne occasion. Sachons rester veills, comme lorsque nous dsirons apprhender une toile filante.

L’attention au rel n’est pas une prparation de mme nature qu’une attitude d’attente passive. Il ne s’agit pas de croire qu’il nous faille simplement nous asseoir et ne regarder que dans une direction.

Il s’agit pour Janklvitch de se rendre compte qu’une attitude vraie soit intrinsquement vraie. Janklvitch ne nous offre pas un moyen ou une mthode infaillible de connatre ce fulgurant clair, ce je-ne-sais-quoi qui manque pour que la totalit nous soit donne comme un tout; il prconise seulement d’tre radicalement et honntement soi.

Or se connatre soi est une entreprise de chaque instant, toujours sans cesse reprise. Cette attitude face nous-mmes on peut dire que Janklvitch souhaite qu’on puisse l’avoir face au monde. Le monde ne nous est jamais acquis, et ces instants clairs o la vrit luit nous le montrent bien.

Face au monde, l’instant-clair est la fois une russite et un chec. Russite car nous russissons connatre pendant un fragment de seconde une vrit qui nous illumine de son sens. Echec car cette rvlation-minute nous montre que nous fmes dans l’erreur: "L’tincelle symbolise cette amphibolie du surgissement car elle est du mme coup un succs et un fiasco"106. Et surtout chec, car le surgissement mme est signe que nous n’aurons pas la possibilit de garder pour nous ce trsor. Certes, aprs coup, nous pouvons satisfaire notre ego, en nous disant que malgr tout la voie que nous prmes ne devait pas tre si mauvaise, puisqu’elle nous permit de dcouvrir ce fameux je-ne-sais-quoi; sans pour autant que nous ayons russi l’enfermer dans nos mots, notre pense, bref notre logos. Demi-chec, demi-russite de quelque ct que l’on prenne le rsultat de l’instant-clair il ne peut que nous renvoyer notre situation primultime qui est la situation par excellence de l’homme, la situation que Janklvitch prcise comme tant celle de l’intervalle. L’entrevision se fait toujours sur fond d’intervalle. C’est seulement parce que nous sommes des tres de chair et de sang que peut nous atteindre et nous illuminer l’tincelle de ce quelque chose qui dpasse entirement notre quotidiennet.

Pour mieux comprendre comment la vrit ne peut pas tre acquise, il faudra maintenant se pencher sur sa nature intrinsque, sur ses qualits, qui font d’elle cette fe fuyante qui illumine tout sur son passage.

Car si nous ne pouvons pas en faire profession il se peut qu’on puisse malgr tout en tre porteur. Donc avant de se demander sous quels auspices la vrit et l’agir peuvent se comprendre, nous allons tudier la nature de la vrit, c’est--dire son statut thorique.

 

 

B) L’essence de la vrit :

Nous savons ce que la vrit chez les grecs signifiait "Homoosis", adquation entre l’ide et la chose et, conformit de la chose elle-mme. En quelque sorte, le temps n’atteignait ni l’ide, ni la chose, c’est--dire ne rognait pas leur statut respectif. Pour fonder la mtaphysique, la ncessit de tenir un quilibre entre la chose et l’ide devait passer par cet outrepassement du code temporel. Le monde des ides tant un monde part. L’homme pour atteindre ces vrits intangibles se devait de maintenir un tat stable, sans cesser de regarder les intelligibles pour constamment s’en inspirer.

L’œuvre de Janklvitch, musicien et philosophe, ne peut que nous donner un autre point de vue sur la question. Le temps n’est pas notre ennemi puisque c’est par son intermdiaire qu’ont lieu les illuminations qui parcourent notre existence. Comment alors comprendre une vrit qui ne nous illuminerait que de temps en temps ? S’il y a un temps, y aurait-il aussi un lieu propice la rvlation du vrai ?

Il nous est ncessaire et, Janklvitch nous y invite, de ne plus regarder la vrit en face et loin de nous, mais plutt toute proche et prte clore et nous dlivrer son parfum lorsque nous l’effleurerons du regard. Nous n’aurons qu’un instant, il ne nous sera pas possible d’effeuiller la fleur de la vrit mais seulement d’tre pris dans son effluve comme un rien qui nous emporterait au loin : au loin, au-del et ailleurs dans un tout-autre ordre.

D’autant plus qu’avec Janklvitch, la vrit n’est pas non plus attestable par quelque diplme que ce soit; la vrit ne passe pas par un savoir transmissible.

Il nous faut donc nous dfaire de ce que la tradition mtaphysique nous apprit de la vrit et peut-tre arriverons nous retrouver cette origine ce commencement qu’avec Heidegger nous pouvons nommer "non-vnement". Ce sur quoi les Grecs n’ont pu rflchir, ce "lth" de l’ "a-lthia". Cet oubli premier qui s’accompagna d’une rvlation aussi fulgurante que celle dcrite chez Janklvitch.

Quelles sont les caractristiques de la vrit chez Janklvitch ? A quoi pourrions nous la reconnatre ? C’est ce que nous essayerons de prciser dans ce deuxime chapitre.

 

1/ LA VRIT AU-DELA DE TOUTE LOGIQUE :

 

Le premier moyen auquel on pense pour apprhender la vrit semble tre le raisonnement et ses principes. Or il va se trouver que Janklvitch rcusera ses principes pour une approche du vrai c’est--dire pour une approche du tout-autre-ordre. La vrit et d’un tout autre ordre et nous le sentons dans la manire qu’elle a de nous apparatre. La vrit ne nous apparat pas telle qu’elle est, mais il existe une manire d’tre du vrai qui permet que nous l’apprhendions sans peur, "la manire adoucit l’aigreur de la vrit"107. Or si nous avons besoin que la vrit nous apparaisse avec des manires, c’est bien que directement il nous est impossible, du moins avec la raison, de l’apprhender telle quelle. Le paratre ne rend pas vraie la vrit, mais fait "seulement qu’elle en a l’air et la rputation et que tout le monde la reconnaisse comme telle"108. Naturellement ceci implique que la vrit ne peut nous tre donne nue, dans l’apprhension de la raison. Serait-ce que son essence serait d’tre toujours cache ? Ou alors la raison ne serait-elle capable de voir la vrit qu’ travers un voile ? Ne souffrirait-elle pas de connatre la vrit nez nez ? Ainsi les moyens de la raison ne seraient-ils pas remettre en question ?

La raison possde des principes. Ces principes s’appliquent au monde de la quotidiennet un monde qui est dj l. Or la vrit est chercher, son monde est toujours venir. Ainsi, savoir que les principes qui permettent d’organiser la vie dans l’intervalle, ne sont plus ceux qui peuvent permettre la connaissance d’un monde d’un tout autre ordre, cela semble logique.

Car il s’agit de dcouvrir un mystre. Or un mystre n’est pas un simple problme, mais un problme avec exposant. Pourquoi ? Car simplement la vrit qui se fait jour dans le temps a besoin du temps pour tre, et donc nous chappera toujours par l’ouverture de l’advenir. Elle nous chappera car le dsir de la raison serait de la circonscrire avec ses principes. Or la mystrieuse vrit n’a que faire de ces enserrements dans des principes bons pour les totalits fermes, pour les "choses finies"109. Les principes raisonnables ne sont plus raisonnables, lorsqu’il s’agit pour eux d’tablir une connaissance mystrieuse. Puisque la seule chose que la raison sache faire c’est d’tablir et de catgoriser. Pour Janklvitch, on parlerait d’une "thique de la besogne finie"110. La raison n’a d’autre but que de dsirer se reposer sur les bases qu’elle aurait dcouvertes. La raison dsire s’y reconnatre, et s’affaisser sur la vrit pour pompeusement en faire talage.

Nos principes logiques de non contradiction, de conservation, de tiers exclu111 sont tous inutilisables. Autant dire que ce sur quoi s’appuie le raisonnement correct ne fonctionne plus lorsqu’il s’agit des totalits infinies. Ce qui est infini nous force admettre que nous ne pourrons jamais rduire son inconnaissabilit un dfaut de terme, un "X" manquant "anonyme"112 que nous finirions bien par nommer un jour. Ceci explique peut-tre pourquoi Janklvitch, parlant du temps, nous le montre comme quelque chose de mystrieux car le temps est aussi une totalit infinie.

" Par un renversement singulier de la logique valable pour les choses finies, c’est le presque-tout qui est comme rien, et c’est le presque-rien qui est sinon totalit en acte du moins totalit naissante exaltante promesse !"113. Le presque-rien, qui nous est drob pour une connaissance exhaustive, est justement ce qui donne le ton, le sens, bref, ce qui fait la vrit de notre recherche. Comment ne pas penser que pour Janklvitch un des caractres de la vrit est d’tre drobement. Elle se drobe l’exposition.

Ithaque une fois trouve on peut dire qu’elle meure, qu’elle n’est plus d’aucun intrt, d’ailleurs Homre arrte l l’histoire d’Ulysse. La recherche d’Ithaque pourrait continuer l’infini. De mme la recherche de la vrit pourrait aussi continuer l’infini. Or que sont ces totalits ouvertes dont parle Janklvitch, si ce n’est des ouvertures l’infini. La vrit est ouverture l’infini et on ne peut de ce fait la circonscrire. L’infini, pour Janklvitch, fait partie de la morale. Il est ce quelque chose qui en fait sa grandeur, son charme. Toujours il nous manque un petit quelque chose or ce petit quelque chose, ce presque-rien est ce qui donne toute sa valeur la chose recherche. Ithaque retrouve est une Ithaque morte, une le parmi les autres les. Une le qui est un havre de scurit de quotidien et d’ennui... La recherche nous maintient en alerte et son caractre infini nous rend cette recherche d’autant plus excitante que notre raison est prise en dfaut. Dans l’infini sont contenues toutes les promesses de la dcouverte. L’infini est positif. Il nous force ne pas nous repatre de quelque notion que ce soit.

Notre raison ne peut circonscrire une vrit ouverte car notre raison est adapte aux totalits fermes. Nous sommes tenus de dcouvrir le monde, et sa vrit par d’autres moyens que ceux habituellement dcrits par les philosophes rationalistes. C’est donc pour cela que les moyens de la raison, et ses principes sont, pour une telle recherche tous inutiles.

Janklvitch rejoint Dostoevski et nous invite remettre en cause aussi le principe d’identit114. Quelque chose fait que nous ne pouvons admettre qu’un enfant pleure ou souffre, si telle est la condition pour sauver le genre humain et, ce quelque chose l, Janklvitch lui donne le nom de "super-vrit"115. Nous analyserons plus tard ce qu’il entend par ce terme, pour l’instant il nous suffit de voir qu’il existe un ordre qui n’est pas celui de la raison, parce que ses rgles ne sont plus valables et, que cet autre ordre entretient aussi un rapport avec l’homme, qui lui rend sa raison raisonnable inadquate.

Le sens mme de la totalit ouverte et donc de la vrit est toujours ailleurs. Il s’en faut d’un rien pour que nous ne le tenions en main. C’est prcisment dans ce drobement perptuel de la vrit elle-mme, que la vrit nous est donne, comme mystre dcouvrir.

Janklvitch cite P. Rapin qui exprime l’ide que dans la posie il y aurait un quelque chose d’autre, "quelque chose encore (...) qui ne s’apprend pas et qu’en dsespoir de cause nous appelons le tour de main"116. Pour lui ce que nous dsirerions savoir de la posie nous chappera, puisque dfinitivement "certaines choses" chapperont notre catgorisation des formes du beau. Si nous avions voulu connatre le secret de la posie et bien il faudra attendre et se raviser car son savoir nous chappe. Il en va de mme pour la vrit, ce quelque chose qui nous chappe, c’est ce qui fait son charme et, sans doute la raison de notre qute.

La vrit nous charme par sa manire quasi impalpable de nous apparatre. Si tt apparue nous croyons la tenir, car incorrigibles que nous sommes, nous voulons la penser raisonnablement, et alors dj ce n’est qu’une caricature de vrit que nous dtenons.

D’aucuns parleront d’une question de mthodologie. Janklvitch ne le fait pas. Pour lui, si cela nous chappa par le moyen de la raison, c’est que son apprhension ne faisait pas partie des possibilits de la raison. Mais au moins, par la raison nous pouvons reconnatre, que toute l’essence de la posie ou de la vrit, nous restera jamais mystrieuse. "Ici celui qui sait presque tout ne sait rien"117. Nous avions cru que ce que nous ignorions n’tait qu’un petit quelque chose, qui aurait t combl bientt, comme ce qui arrive lorsqu’il nous manque un mot dans une phrase. Eventuellement nous aurions pu numrer tous les mots de la langue, jusqu’ ce que nous eussions dgag le meilleur. Mais nous ne pouvons calquer ce qui se passe dans un domaine prcis et clos, en l’occurence ici l’univers du discours, avec ce qui se passe dans une totalit ouverte comme la vrit.

Par ce petit trou qu’il nous est impossible de combler, par cette petite ouverture o il ne nous manque qu’un petit quelque chose, et dont nous aurions l’illusion de croire qu’il est si proche, le moment o nous mettrions la pierre finale l’difice; par cette ouverture qui se trouve tre en contact avec l’infini, tout notre travail de recherche s’en va vau-l’eau. "Car ce que j’ignore c’est ce qui dcide de l’vnement"118 et ce contact avec l’infini et le propre des totalits ouvertes. Ce presque-rien est incompressible nous croyons le tenir et son ineffabilit se reforme ailleurs119, la distance entre le presque-rien et le tout "est plus vaste que l’intervalle infini de la terre au ciel"120.

Nous croyons avoir eu assez d’intelligence pour comprendre la vrit, mais cette vrit nous chappe, par son caractre vanescent. "Aucune intelligence (...) pour effleurer de sa tangence l’intangible presque-rien"121. Ce presque-rien dsigne cette vrit inassignable, qui sans cesse chappera nos paroles. Ce presque-rien qui manque, quand au moins en apparence il ne manque rien, est d’un autre ordre que les choses, l’tre ou l’essence122.

Et pourtant cette autre chose, qui donne sens tout ce qui est, nous manque pour comprendre le rel. "Il manque quelque chose de surressentiel, il manque un je-ne-sais-quoi plus qu’essentiel que je ne puis dire, ni nommer, ni dterminer, ni mme penser, il manque quelque chose et il ne manque rien, il manque quelque chose qui n’est rien...Mais ce rien n’est-il pas infiniment plus qu’un volumineux quelque chose ?"123. C’est--dire qu’il ne pourrait tre mesurable par la raison et avec ses outils. Ce rien tant d’une autre nature que celle qui peut tre comprise raisonnablement. Ce rien est donc bien d’un tout-autre-ordre, qui fait que "Ce n’est pas l’insuffisance de l’analyse qui est ici en cause, mais l’impuissance de la pense..."124. Et pourtant sans ce rien qui donne un aspect charmant au tout, il ne saurait y avoir une quelconque vrit. Parce que la nature de ce rien est d'tre impalpable il est sujet tous les malentendus, sa volatilit se perd ds qu’on l’enserre dans les griffes de la raison.

Il s’agit d’un mystre surnaturel que le fait de la nature en gnral. Ce mystre est tout entier nescioquid, je-ne-sais-quoi. Et pour l’apprhender la logique "trop impeccable"125 est insuffisante. Nous nous rendons compte qu’il existe un au-del de la logique. Pour connatre cet au-del Janklvitch parle de l’esprit de finesse de Pascal126. Et il le lie cette super-finesse, qui est une finesse pour le tout autre ordre, comme quelque chose qui nous y mnerait, comme un "avant-got"127 de cette dernire.

La vrit se donne nous, non par le sentiment d’un quelque chose, qu’un lieu et un temps nous feraient dcouvrir, mais nous pressentons que du "il y a" se cache derrire le "fait que" de la nature en gnral. Nous sentons cette vrit dans cette oscillation vibratoire, qui nous fait passer d’une impossibilit de dire les caractristiques de ce qu’il y a, une sorte "d’vidence pneumatique obstine qui proteste contre la constatation non moins obstine du vide". Bref, le fait que nous ne puissions pas nous dtacher d’un sentiment intuitif, d’un il y a bien quelque chose d’explicatif derrire ce fait indubitable de la nature en gnral et, malgr notre impossibilit de dcouvrir d’analyser, et de nommer ce quelque chose, nous en concluons irraisonnablement, avec Janklvitch, l’existence de ce quelque chose. C’est donc bien par un aller au-del du logos, que nous russissons ressentir l’effectivit comme le signe d’un "il y a" pneumatique, d’une vrit qui "fait que".

Ce qui fait l’vnement original de la posie, je ne le saurai donc pas, au sens o savoir signifie connatre les tenants et les aboutissants. Si ce qui donne la vrit la posie je ne pourrai le connatre, alors a fortiori comment comprendrai-je ce qui donne le caractre de vrit la vrit ?

La vrit sera donc toujours ailleurs que l o nous dsirerions qu’elle fut. Son aspect fuyant contrecarre ainsi notre volont de pesanteur. Cette dichotomie entre le lourd et le lger, on peut la retrouver dans les diffrents sens que l’on donne la notion de vrit et, notamment lorsque nous faisons une diffrence entre une vrit grammatique et une vrit pneumatique.

 

2/ VRIT GRAMMATIQUE ET VRIT PNEUMATIQUE; LA LETTRE ET L’ESPRIT :

 

Associer comme nous venons de le faire vrit et posie, n’est pas tout fait innocent. La posie laisse ouvert ce que la prose enferme savoir le sens. Le pome ouvre des horizons ou des abmes de sens alors que la prose veut dire clairement ce qu’elle pense. La vrit, soit qu’elle soit une vrit potique, soit qu’elle tourne en une vrit prosaque, peut avoir plusieurs sens.

Il nous faudra donc distinguer plusieurs vrits afin que des "erreurs d’apprciation"128 ne nous garent pas.

"Grammatique ou pneumatique, tautgorique ou allgorique, la lecture d’un mme texte aboutit quelquefois deux sens diamtralement opposs, sans qu’on ait besoin de changer une syllabe ce texte"129. Suivant l’utilisation que l’on fait des mots, suivant la dcision personnelle d’interprter d’une certaine manire, ou d’une autre, un texte, deux sortes de vrits peuvent nous tre donns tudier. Ces deux sortes de vrits peuvent aisment tre comprises lorsqu’il s’agit de l’tude d’un texte.

Que nous dcidions de donner un sens littral au texte qui nous est soumis et, nous y ferons surgir ce que Janklvitch nomme une vrit grammatique : la vrit du mot mot et de la lettre. Que nous dcidions de ressentir le texte et de tenter d’tre rceptif l’influ spirituel, l’origine du discours, alors nous adoptons une autre attitude interprtative, que Janklvitch appelle pneumatique. Le pneuma renvoie au souffle, c’est--dire l’esprit, ce qui est indcelable dans la grammaire de la langue.

Il s’agit l aussi d’un appel pour une autre vision, d’un appel sentir la prsence d’un autre ordre. Une prsence qui est absente, dans la mesure o elle est absente du vocabulaire. C’est une prsence qui a fait tre telle ou telle parole, mais qui n’est pas effective, comme un mot crit sur cette page.

De mme ce pneuma peut se retrouver dans nos actes, et par exemple dans le don. Donner un cadeau c’est aussi avoir eu l’intention du cadeau laquelle est "inestimable (...) et don pneumatique ou cadeau en esprit"130.

On peut donc dire que derrire toutes choses faites, il se cache et se drobe notre savoir grammatique et empirique, un savoir autre qui fait tre. Un savoir intentionnel qu’il nous faudra savoir capter de manire beaucoup moins grossire, que la manire toute premire et immdiate, qui nous fait nous jeter dans une interprtation raisonnable.

Cette distinction du pneumatique et du grammatique justifie en consquence, autant la justice que l’amour. La justice renvoie au grammatique et l’amour au pneumatique. La gentillesse est plus que ncessaire dans un monde de justice et sans elle on peut dire que la justice est injuste. Il peut donc exister des vrits d’une juste injustice. C’est--dire des vrits qui soient impeccables extrieurement, mais que leur trope, ou mouvement intentionnel soient faux et malsains donc des vrits fondamentalement injustes. On peut vouloir faire mal en toute justice, avec l’aval de la justice, mais non avec celui de l’amour.

Pour parer ces vrits d’apparence qui sont loins d’une bonne vrit, d’une vrit humaine, emplie de bont et d’amour, il faudra toujours se rendre compte de la double possibilit grammatique ou pneumatique, par lesquelles on peut interprter un mouvement intentionnel.

C’est ce qui fait dire au philosophe que "une vrit sans gnrosit, sans courage ni modestie est un mensonge"131. Et il rajoute dans la mme page, que "tout conspire nous tromper, mme la vrit, mme nos meilleurs amis". Car comment ne pas msinterprter une situation dans laquelle une vrit peut-tre toujours prise double sens ? Il ne s’agit pas, comme chez Pascal, de trouver le moyen de djouer la fourberie pratique "organise et univoque"132 mais de savoir comment ne pas nous garer par une fausse interprtation de l’intention.

Ce souffle qui inspire tous nos actes semble assez fuyant. Pour l’attraper il "faut des prodiges de finesse et de vlocit"133. Le lourd raisonnement, ce raisonnement qui a besoin de l’appui des mots, d’une grammaire et d’une profonde syntaxe n’est pas adquate pour saisir la trs sensible et pneumatique intention. Le moyen que prconise Janklvitch, pour dcouvrir cette vrit premire et fondatrice du geste fossilis, c’est l’intuition. Seule l’intuition peut co-exister dans ce trs fugitif instant o l’intention fait tre, c’est--dire donne naissance au geste ou la parole.

Il faut sans doute voir dans cette inaptitude de la raison saisir l’esprit, le symtrique de l’ide janklvitchienne qu’il n’y a "aucune co-extensivit d’aucune sorte"134 entre "Gramma et Pneuma"135. L’erreur de Platon fut de passer sans prvenir du sensible l’intelligible, comme si le chiffre du sensible servait de moyen interprtatif et plus ou moins allgorique l’intelligible.

Non, l’esprit ne peut tre lu en filigrane, travers le prisme de l’empirique et de la raison. L’esprit n’attend pas qu’on le dchiffre mais qu’on le saisisse dans l’clair d’une intuition. D’abord l’esprit n’attend pas. Ensuite "Pour entrevoir un au-del, il faudrait non pas concevoir l’essence dans l’existence (car cette existence-l est forcment empirique, et l’ousia ne peut qu’en faire abstraction), mais capter l’existence radicale de l’essence ( ce qui n’est possible que dans le Presque-rien de l’instant intuitif)"136.

Ce souffle dans le grammatique, dans l’existence empirique; son tat, n’est pas le repos, mais le mouvement. Pour saisir ce souffle, point n’est alors besoin de rgles empiriques, mais il suffit du tropisme de l’intuition qui seul arrivera saisir l’lan mme du souffle. L’essence n’est donc pas une captive de l’existence mais elle en est toujours au-del et ailleurs.

Nous pouvons dire que l’empirie dtient des secrets, mais que le pneumatique est le mystre mme, puisqu’il chappe la comprhension grammatique. Le souffle est ce "problme ternellement problmatique et qui se rvle en une fois"137. Ce problme n’est-ce pas ce que l’on peut appeler le problme moral ? C’est cette morale toujours fuyante, qui se drobe toute prhension ossificatrice, que notre raisonnement est bien incapable de saisir. Parce que justement son caractre suprme est d’tre insaisissable.

De mme Ithaque reste l’insaisissable par excellence, c’est l’le drobe, que l’on croit avoir chaque fois atteinte. Circ et Calypso aprs tout ressemblent tellement un certain but, que l’on pourrait vraiment s’y laisser tromper. Mais quelque chose nous pousse au-del des apparences qui ne sont aprs tout, qu’une si petite partie de la vrit138, que l’on sent bien qu’il ne suffit pas qu’elles soient, pour que l’esprit d’Ithaque soit aussi. L’esprit est donc inimitable, ou ce qui revient au mme la vrit n’est imitable que dans ses apparences grammatiques. Mais justement qu’est ce qui nous empche de ne pas voir la vrit, d’ignorer ce presque-rien pneumatique si vanescent que l’on peut se demander si l’on aurait quelque intrt essayer de le dcouvrir?

 

3/ LA NCESSIT DE LA VRIT JUSTIFIE LA NCESSIT DE PHILOSOPHER :

 

Aprs tout une vrit si peu accessible n’est-elle pas inutile ne pourrait-on pas s’en passer ? Si Pascal avait la maigre consolation de postuler la transcendance d’un Dieu, objet de foi, de quelle foi pourrions nous alimenter notre dsir de ne pas baisser les bras, devant une vrit si intenable et instable, qu’il nous faille toujours nous retrouver dans des positions d’intermdiarits acrobatiques.

Ne sachant que penser faute d’intuition qui claire notre obscurcissement intelligible, ne devrions nous pas nous laisser aller au sensible et puis finalement tre charm par la magicienne Circ : magie des mots et des apparences.

Janklvitch affirme que nous pourrions nous passer de "vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie sans joie et sans amour"139. Mais nous ne vivrions plus "si bien"140. Le je-ne-sais-quoi dsignant ici ce que l’on avait appel le presque-rien plus haut, ce quelque chose de fuyant et que l’on nomme aussi l’esprit. Cette multiplicit des termes ne cherche pas serrer au plus prs cette espce de charme qui enveloppe ce qui est, mais nous montre plutt la volatilit du sujet que nous cherchons.

Et ce qui est certainement la chose la plus controversable et "l’insaisissable de l’insaisissable"141 reste la "philosophie morale qui apparat comme le comble de l’ambiguit"142. N’oublions pas que notre propos est de traiter de la vrit, mais il se trouve que la vrit est aussi un problme moral essentiellement humain. En posant la question suivante savoir : "La vrit est-elle aussi bonne qu’elle est vraie ?"143, Janklvitch nous met en face d’une interrogation que jusqu’ prsent nous avions eu soin d’viter, pensant qu’une rponse positive allait de soi.

Nous revenons encore cette ide que "Justice et amour ne font pas double emploi"144. La vrit est morale quelque degr qu’elle soit. Et la morale renvoie au premier et peut-tre au seul problme de la philosophie. Celui-ci n’existant que sur fond temporel. Le temps tant dj l’insaisissable. La morale sera donc "l’insaisissable de l’insaisissable". Le fuyant par excellence celui qui se drobe la pesanteur de l’embourgeoisement.

La vrit de la morale doit pouvoir tre chaque instant justifiable puisque lui est dni tout droit un acquis ternel. La ncessit de la vrit est pour nous la ncessit de savoir o nous en sommes, nous ne pouvons pas ternellement nous mentir, il arrive un jour o il faut que l’on sache quelle est notre vrit.

Ulysse se refusant continuer d’tre sduit par Circ agit moralement en fonction de la vrit qu’il vient d’accepter car "en moral la ngation s’appelle un refus"145. Il ne nie pas simplement, il prend la dcision du refus en s’appuyant sur la vrit de la sductrice Circ, qu’il finit par reconnatre comme telle. Il oppose un laisser-tre facile, le devoir de changer de direction et de se remettre en mer, la recherche de la vraie Ithaque et de la vraie Pnlope. Ulysse refuse finalement que l’apparatre soit l’tre et soit la vrit146 : il refuse que le plaisir soit le Bien.

Or que lui manquait-il sur cette le enchanteresse ? Tout simplement la vrit. Il lui manquait que tout cela fut vrai. Il lui manquait que Circ ne soit pas Pnlope.

Il nous faut "relever le dfi de l’apparence"147, donc philosopher. Notre erreur tant donc de nous laisser entraner une certaine complaisance vis--vis de notre got sensible. Et parce qu’ "il y a du vrai dans l’apparence, bien qu’elle ne soit pas la vrit"148, cela justifie la dialectique, c’est--dire la recherche. On peut penser que l’apparence fait office d’aiguillon celui qui veut trouver la vrit.

Dcouvrir la vrit, la chercher c’est l’affirmation de ne pas vouloir se laisser abuser. Mais il y a plus, car l nous en resterions un platonisme " la fois trop optimisme et trop dfiant l’gard de l’apparence"149, o la dialectique servirait de rvlateur une essence inscrite en filigrane dans les choses sensibles.

Pour Janklvitch, il y aurait dpasser ce premier dpassement, cette peur du sensible devant laquelle il faudrait fuir, car d’une part "l’apparence ne trompe que ceux qui veulent l’tre"150, et d’autre part "la donne sensible ne signifie pas autre chose que ce qu’elle est ". Le sensible est tautgorique et non allgorique. L’erreur serait donc finalement une demi-mauvaise foi, ou une sorte de complaisance. La doxa et l’apparence ne sont que ce qu’ils sont et rien de plus.

Si nous ne voulons pas vivre dans un monde qui laisse place aux dlires interprtatifs, une imagination qui ne ferait "qu’allgoriser le figur"151, il nous faudra donc bien prendre le rel pour ce qu’il est, c’est--dire pour le rel. Et chercher tablir la vrit de l’apparence, mais non point lire une vrit occulte dans l’apparence.

Mais ce qui est le plus intriguant dans cette confrontation humaine avec le rel et donc de la vrit de ce qui nous entoure, c’est de se rendre compte que l’apparition des choses est rvlatrice d’un mystre. "L’empirie n’ayant plus de sens cryptique, cesse d’tre devinette, nigme gyptienne ou secret pour se rvler comme mystre"152.

A travers cet exemple de la vision humaine de l’apparence nous avons voulu montrer la pregnance de la vrit dans notre univers. Que nous prtendions pouvoir nous en passer est une chose, nous en passer effectivement en est une autre. Nous nous rendons compte de son emprise, dans la mesure o aprs coup nous la reconnaissons dans une de nos options. Que nous vivions de telle sorte que notre but soit d’essayer, comme Platon, de dcouvrir un sens cach derrire l’opinion et les apparences. Ou que nous nous rendions compte de la positivit de l’apparition; ce qui nous permettrait de nous en servir justement, et d’une manire quasi-scientifique comme chez Gracian. Ou enfin que nous sentions que le fait de l’apparence, dans son effective ipsit153, appelle en nous "l’vidence d’un autre ordre" qui est plus un mystre qu’un secret dchiffrer; il est obvie que nous ne pourrons dsormais nous dpartir d’une vue du monde, qui implique la notion de la vrit.

L’effort d’une recherche philosophique tend mettre en lumire ces choix de vrit que nous aurions adopts, en essayant de voir s’ils correspondent effectivement l’clairante vrit qui de temps en temps se rvle nous.

La vrit est donc ncessaire dans la mesure o elle est la seule raison qui rend cohrente notre vie; que notre vie soit recherche rflexive de la vrit ou qu’elle ne le soit pas.

Notre vie entire en tant qu’elle est un mystre se rduit une recherche infinie dont la capture du sens, et donc de sa vrit, est toujours remise plus loin et plus tard. Car " Elle {notre vie} est un tout infini qui se rduit rien, et elle est donc un presque-rien"154. Notre vrit d’avoir t, personne ne peut faire qu’elle n’ait pas eu lieu. Mme aprs notre mort nous ne pouvons pas faire que nous n’ayons pas vcu. C’est une vrit indestructible que le fait de notre quoddit, c’est--dire que le fait pur et simple d’tre. Et si la mort annihile cette quoddit elle reconnat donc bien par cette annihilation qu’il y eut quelque chose. C’est ce qui fait dire Janklvitch que "le pur fait d’avoir t du moins est une quoddit indestructible"155.

A cette vrit d’ordre gnral vient s’ajouter la vrit plus personnelle qui donne notre vie au sens. C’est elle qui pour nous est l’objet de la recherche. C’est pour cela qu’Ulysse voyage. Et c’est aussi pour cela que nous philosophons.

Nous pouvons vivre sans essayer de savoir rflexivement ce que nous faisons, mais nous ne pouvons pas faire que notre vie n’ait pas un sens. Ce sens, cette vrit qui fait la cohrence de notre vie, il semble que la philosophie veuille la chercher sans jamais pouvoir la trouver puisque la vie est une "totalit infinie". De mme il semble que le philosophe ne puisse philosopher qu’en raison de son existence temporelle. Il y aura donc toujours une brche par laquelle le sens pourra se reformer ailleurs. Que l’on arrte sa recherche ici ou l dans le temps, et le sens mme de sa vie en est chang.

La mort seule donne sens car elle clt une fois pour toutes : "La mort stylise, magnifie, dignifie, l’existence coule"156. Cela signifierait-il que la vie n’est de l’ordre de la totalit infinie que parce qu’elle est vcue ? Ainsi une fois notre vie acheve, elle serait une totalit close qui offre au tmoin la vrit de cette vie acheve. Ce serait oublier ce qui nous peut nous tre soustrait. Tout ne s’illumine pas la mort d’autrui, toute sa vie ne nous est pas donne comme quelque chose de claire. Si nous sommes sr, qu’avec la mort nul vnement ne peut plus survenir, nous ne pouvons tre certains, pour autant, de connatre tout ce qui s’est rellement pass chez cet autre maintenant dcd. La diversit interprtative des historiens propos d’un Talleyrand-Prigord ou de Napolon montre bien que la mort ne permet pas de lire la vie d’un individu comme dans un livre ouvert. Alors ne faudrait-il pas parler de la mort non seulement comme le point d’arrt mais aussi comme la possibilit de donner une certaine lvation intrinsque. Lorsque la mort frappe, la mort lve l’individu au rang de l’avoir-t, lui confrant le mystre.

C’est cette vrit qui est retenir ici. La mort ne sert qu’accessoirement l’historien en fait elle rvle ce que l’on savait dj : notre condition humaine de mortel. C’est cette vrit qui clate aux visages des tmoins et qui rend cette vie humaine qui vient de s’enfuir si unique. Plus jamais nous n’aurons devant nous Fabien et son regard, Fabien et ses attitudes, Fabien et son indfectible amiti.

La vrit de l’avoir-t voil la dignit suprme de l’homme. Tout ce qu’il fait personne ne peut l’effacer. On peut l’oublier, le pardonner, le renier mais on ne peut faire que son existence, ses gestes, n’aient pas eu lieu.

La vrit serait-ce seule la mort qui la dtiendrait, et dans ce cas l, quelle ncessit aurions nous de philosopher ? Ou d’un autre point de vue la philosophie ne mnerait-elle qu’ la mort, finalement comme toutes les autres activits ?

Nous avons le devoir de savoir ce que nous sommes, mais aussi de nous rendre compte que nous existons. C’est cette vrit premire et ultime et qui doit toujours tre en nous, mais que nul ne peut apprendre ici ou l, dans les collges ou ailleurs. C’est ce que Janklvitch s’efforce de cerner. Naturellement cette sorte de vrit ne peut tre dcouverte dans un manuel, mais plutt dans ce que le philosophe entend par la notion d’entrevision. Le philosophe s’efforcera donc de rechercher sans cesse ce qu’il sait, mais qui lui est drob dans son extrme et quotidienne prgnance. Cet oubli de soi et de son humanit, c’est--dire du fait que nous soyons, est peut-tre ce contre quoi Janklvitch essaye de lutter.

Chacun de nos actes renvoyant nous-mmes, le fait de nous interroger sur eux, peut certainement nous aider entrevoir la vrit de notre condition.

Finalement savoir que nous sommes, c’est se rendre compte de notre nature humaine. Savoir ce qui nous constitue et fait notre humanit. Cette ide on peut la dgager de la lecture d’un passage de La Mort o il est question de la mort voque d’aprs Pascal dans ses Penses. Ce passage des Penses insiste sur le fait que "le roseau pensant sait qu’il meurt", "sait abstraitement qu’il est mortel" rajoute Janklvitch "mais ne comprend pas ce qu’est la mort et en ignore la nature"157.

Comprendre ce que nous sommes, c’est donc rechercher la vrit qui nous constitue. Or cette vrit l n’est pas l’objet d’une exprience empirique possible. Elle est de l’ordre du mystre mtempirique. La mort peut alors nous garer. Car "{elle} est l, qui semble nous proposer quotidiennement en pleine empirie l’exprience du mystre mtempirique" or "c’est {la mort}, une exprience empirique"158. L’exprience du mystre mtempirique n’tant rien d’autre que le fait que nous existions.

Notre vrit est d’un tout autre ordre, de l’ordre de la mtempirie donc de "ce qui est hors de toute exprience possible"159. Sa ncessit n’est ds lors plus chercher dans notre monde quotidien, mais elle nous est donne avec son mystre. Cette vrit qui nous est constitutive, est d’un tout-autre-ordre, c’est sans doute la raison pour laquelle elle nous demeure si mystrieuse. Cette impossibilit connatre pleinement la vrit, c’est--dire la raison du fait d’tre, donne un got d’inachev notre qute qui se rvle dans cette drle de notion que Janklvitch appelle le "je-ne-sais-quoi"160.

 

Comme l’autre nom de la philosophie est la mtaphysique et que la justification de la vrit se trouve tre du ct de la mtempirie, essayer de se rendre compte de la ncessit de la vrit, c’est du mme coup justifier la ncessit de la mtaphysique161.

Mais si la mtaphysique nous permet de comprendre qu’il existe un mystre qui fonde notre vrit, elle ne nous permet pas de connatre ce qu’est ce mystre. Elle nous permet d’approcher l’ide du mystre tout en nous maintenant distance de celui-ci. Le mystre de la vrit ne nous est offert que dans de trs brefs instants intuitifs qui frayent avec le tout autre ordre du mtempirique. Directement et sans gradation possible nous atteignons la trs fugitive prise de conscience de toute vrit.

Est-ce dire qu’il serait inutile de philosopher et que la mystrieuse vrit qui nous fait tre ne pourrait nous tre comprhensible que dans ces instants clairs d’une intuition disparaissante ? D’abord ce serait penser que l’intuition ne fait pas partie du mouvement mtaphysique, puis ce serait viter d’essayer de poser les problmes; en pensant que l’attente bate sans recherche active, aurait un rsultat tout aussi probant que la recherche philosophique active par l’entremise d’une dialectique fconde. Les illuminations intuitives n’arrivent qu’ ceux qui les cherchent et la philosophie prtend rechercher les vrits. La philosophie prpare le terrain pour une conscience en "tat de grce"162.

Pour que le miracle de l’union avec la vrit puisse s’oprer, ne faut-il pas que les mmes qualits se retrouvent aussi fortes, chez le chercheur de vrit, que dans la vrit elle-mme. Nous essayerons de connatre les vertus de la vrit et dans un dernier moment nous verrons si nous ne pouvons pas trouver aux qualits de la vrit une vertu humaine qui les confondrait toutes ?.

 

 

 

 

 

4/ LES VERTUS DE LA VRIT : TRANSCENDANCE, SIMPLICIT, DIFFUSIVIT :

"Qu’est-ce que nous cherchons ? je sais l’assyrien

L’arabe, le persan, l’hbreu; je ne sais rien.

De quel profond nant sommes-nous les ministres ?...-

Ainsi, ple, il songeait sous les branches sinistres,

Les cheveux hrisses par les souffles des bois.

L’ne s’arrta court et lui dit : je le vois."

Victor Hugo La Lgende des Sicles,

II,7.v: 23 27: "Dieu invisible au philosophe."

a) Transcendance :

La vrit est au-del de tout quatenus. Elle n’est pas en tant que.. La vrit n’est pas rserve quelques uns en tant qu ’ils seraient ceci ou cela. De plus elle dpasse tous les principes par son essence particulire, qui la met au-dessus mme des lois communes. Des grandes vrits, comme le principe d’identit sont pris en dfaut dans l’ide, qui est une vrit qui les dpasse, "que la vie d’un seul enfant est aussi prcieuse que la survie du genre humain tout entier"163. Et ailleurs, Janklvitch souligne que la vrit de l’tre dpasse "la disjonction et le principe de contradiction"164, de mme la vrit du je-ne-sais-quoi est "un dfi perptuel au principe du tiers-exclu"165.

La vrit nous chappe, c’est le mystre du nescioquid, je-ne-sais-quoi. Donc elle est ailleurs. Dans un lieu o nos catgories ne sont plus valables. "Ce que j’ignore c’est ce qui dcide de l’vnement" 166 et ce "renseignement qui me manque n’est videmment pas comme les autres"167. Il est une sorte d’impondrable atmosphrique, quelque chose qui fait le charme de toutes choses et qu’il est impossible d’enserrer avec son intelligence168.

Le charme du je-ne-sais-quoi est quelque chose qui se perd dans nos tudes complexes. Il se perd parce qu’il n’est gure assignable ici ou l. On sait qu’il est l, mais on ne sait pas ce qu’il est. On ne connait pas sa nature, on ne peut le qualifier pour le reconnatre. Il dpasse notre entendement car nous ne pouvons lui assigner une place, dans une quelconque de nos catgories.

"L"effectivit du je-ne-sais-quoi n’est connue que parce que sa nature est mconnue"169. Ainsi on connait bien l’action de cette vrit qui fait tre ce je-ne- sais-quoi diffluent, mais en contre partie on ne sait pas ce qu’est ce je-ne-sais-quoi. On ne peut que lui donner un nom, qui caractrise notre nescience son encontre.

Cette vrit transcende toutes nos catgories. Elle est de l’ordre d’un tout autre ordre. Elle ne renvoie rien que nous connaissions. Pourtant Janklvitch va nommer cette vrit qui "est l’origine primordiale du charme et la source de toute effectivit : chacun a compris qu’il s’agit de Dieu, autrement dit du pur faire-tre sans tre, dont l’existence est opration continue et rien qu’opration"170. Il faut remarquer que le philosophe ne va pas essayer de justifier son propos par une dmonstration logique qui assirait sa position, et lui donnerait un caractre indubitable.

D’autres s’arrteraient pesamment sur ce terme de Dieu. Lui ne fait que s’en accompagner comme l’on converse avec un inconnu, sur sa route. A cet gard on peut rappeler le titre d’un livre-dialogue de Vladimir Janklvitch fait l’initiative de Batrice Berlowitz qui s’intitule quelque part dans l’inachev, (phrase-titre de Rainer Maria Rilke) et avancer l’ide que ce philosophe du fuyant et de l’indicible, ce philosophe, tient conversation avec l’infini. Son œuvre ne ferait que parler de ce dont on ne peut parler, de l’indicible parce que justement il n’en parle expressment jamais ou rarement comme ici, o il ne fait que le nommer sous une forme interro-ngative : "Dieu n’est-il pas la quoddit radicale en tout Quod ?171. C’est--dire n’est-il pas le fait du fait, le fond du fond, "le sens du sens". N’est-il pas le donneur par excellence, celui qui offre ?

La vrit de la vrit repose donc bien sur quelque chose, comme un je-ne-sais-quoi qui la dpasse, la transcende et donne une certaine matire, une sorte d’toffe aux choses. Une toffe soyeuse que l’on ne peut qu’appeler le charme. Ce charme de la vrit ne doit pas pour autant tre confondu avec celui de la mauvaise apparence, de Calypso et de Circ. Il ne s’agit pas d’un charme qui ensorcelle et illusionne mais d’un charme qui fait s’unir et agir. C’est un charme qui invite prendre part qui montre une voie et non l’obscurcit. Et qui "partout suscite l’enthousiasme"172. Ce charme rend effectif et fait tre la diffrence, entre la vraie et la fausse vrit; il est la qualit propre de la vrit, avec cette restriction que tout ce qui est charmant n’est pas forcment vrai : "Tout tient donc un certain je-ne-sais-quoi qualitatif et intentionnel -ici, le Temps, ailleurs, l’Evnement, ou la clause d’effectivit- sans lequel la vrit consistante serait indiscernable de la vrit spcieuse"173.

C’est donc une transcendance qui n’est pas diffuse mais diffusivit pure, et qui se reconnat la manire qu’elle a de nous approcher. La beaut avec Janklvitch n’est pas toujours le vestibule du Bien. La transcendance donne voir certes, mais ici il ne faut pas confondre l’esthtique et l’thique. L’apparence peut-tre trompeuse et la vrit ne se sert pas de cette apparence l. La vrit transcende mme la beaut. Mais comment y peut-elle arriver? Est-ce parce que la vrit ne fait pas parade sur la place publique ? Mais dans ce cas comment nous est-elle rvle ?

Pour dchiffrer la vrit derrire la beaut n’y a -t-il pas cette ncessit de connatre une certaine cl pour donner la lettre du beau son sens pneumatique ? La vrit serait alors l’inverse de la simplicit puisqu’elle ne serait pas comprise d’emble !

b) Simplicit :

Pour se faire comprendre de tous, n’avons-nous pas avantage, pour tre le plus clair possible, user de termes simples, qui peuvent tre aisment dfinis ? Or la vrit s’adresse a priori tous. La simplicit devrait donc tre le matre mot de la vrit. Est-ce le cas ?. Quelle est la manire qu’a le vrai de nous toucher ?

Cette manire "adoucit l’aigreur de la vrit"174 sans pour autant l’altrer pneumatiquement. Par exemple on peut dire qu’untel a "pratiquement et par manire de dire l’ge qu’il parat"175, mais en face de la mort et devant la maladie "l’homme a l’ge de ses artres"176, ni plus ni moins. La vrit n’est pas ce qu’elle parat mais ce qu’elle est. La vrit est "tautousique"177. La vrit est ce qu’elle est et rien d’autre.

Quelle est l’utilit de l’apparence alors ? Pour Janklvitch l’apparence agirait comme une sorte de pudeur178. Il s’ensuit alors que ce qui est cach ne l’est qu’a demi et par manire de dire, et pour quelqu’un qui ne cherche pas la vrit. Ce mystre de l’essence vraie de toutes choses n’est en ralit que fere absconditum il est seulement presque cach. Cach qui, sinon des consciences rapides, qui ne cherchent pas vraiment la vrit, et se laissent facilement abuser par des apparences qui les contentent.

Pourtant la manire n’est pas univoque, mais plurivoque. Dcouvrir l’essence de l’tre, "objet privilgi du savoir"179, sous l’apparence c’est aussi ne pas se laisser envahir par le mauvais charme, celui de l’enchantement et des belles manires. Cette vrit que nous recherchons nous attire, comme un ple magntique, et non comme le charme d’un pull-over ngligemment ceint autour des reins.

C’est la nature de cette simplicit qu’il nous faut tudier. Car c’est elle qui nous induit. Or ce je-ne-sais-quoi qui fait le fond de la vrit de l’tre est de tous "le plus indtermin et le plus suprmement laconique"180. Il nous est donn que dans le millime de seconde de l’entrevision. Sa laconicit est simplicit pure. C’est le je-ne-sais-quoi, expressif au maximum dans le temps prcieux du minimum. Une simplicit simple et sans fioriture, n’a besoin que d’elle-mme et mme le temps semble de trop pour elle. Alors il faut la capter trs rapidement et tre aux aguets. Il nous faut sentir les indices de la vrit, sous l’pais champ multiforme que sont les apparences trompeuses.

La simplicit de la vrit est vrifie dans la mesure o le temps de l’instantan, de la prise de connaissance, n’est pas un temps dilatoire mais ramass sur lui-mme. Il n’est donc pas un temps qui favorise la parole, c’est--dire la mcomprhension et la reconnaissance181.

Il nous faut recevoir la vrit sans avoir mme le temps de pouvoir l’interroger. La vrit nous est offerte dans la simplicit de l’instant fugitif. Elle ne s’tale pas en complications complexes, et ne se divise pas en lments construire. Mais nous n’avons pas les moyens de la dire. De la dire avec des mots. En revanche nous pouvons la dire autrement, car la vrit est diffusivit aussi.

c) Diffusivit :

Si la vrit est transcendante et simple mais indicible, se pose le problme de sa diffusion. Indicible, parce que les mots dforment une vrit sans jamais l’atteindre. Indicible, car "quand nous sommes enfin dans la vrit (...) c’est notre vrit qui n’est plus actuelle"182. Comment faire savoir une vrit qui, le temps de la dire n’est plus actuelle ? N’est-ce pas affirmer l son incompatibilit avec l’expression ?

L’apparence de la vrit fait parler d’elle; la vrit incontournable parle d’elle-mme sans traducteur. Elle parle d’elle-mme, peut-tre parcequ’elle est le seul et dernier mot, comme nous l’avons vu plus haut. Car le paradoxe de la vrit, c’est qu’elle est cense demeurer la mme et ne pas tre soumise aux alas du temps. Alors comment croire en l’existence mme de la vrit, si on ne peut la faire savoir ?

La vrit ne serait-elle qu’une vaine chimre ? Si fugitivement entrevue, si vite perdue...Faut-il rappeler comment l’homme prend conscience de la vrit, qui est vraiment tout-ou-rien, "dans la tangence clair de l’instant et que l’instant, interruption infinitsimale en cours d’intervalle, exclut toute continuation, toute prennit, toute fondation d’un ordo stable et durable"183. La vrit nous imprgne en totalit, par-del tous les ordres logiques, c’est par l qu’elle nous touche. Elle transforme notre point de vue, non la suite d’une dmarche dialectique, mais dans l’immdiatet d’une intuition.

Cet instant qui est Presque-rien reste encore trop court pour asseoir quoi que ce soit184. Pourtant il est le seul pouvoir convertir notre tre l’impalpable du presque-rien, ce je-ne-sais-quoi qui rend effectif185. Sa manire subtile et rapide peut transformer notre tre du tout-au-tout. N’oublions pas que l’intuition pour Janklvitch est une prise de conscience qui est une perte de conscience186. Et peut-tre est-ce justement parce que notre raison est transcende par la mthode particulire de la vrit, que celle-ci peut nous atteindre d’une manire aussi percutante.

Le rsultat de cette concidence avec l’impalpable vrit, le presque-rien pneumatique, "le je-ne-sais-quoi d’informulable sur on ne sait quoi de tout-autre, sur on ne sait quel au-del !"187 sera sans doute ce "coefficient d’tranget qui frappe(ra) toutes nos expriences"188. Et c’est dans cette seule mesure que l’on peut penser la vrit comme diffusivit. La vrit fait alors de notre tre un autre tre qui rpand sa connaissance d’une autre manire que verbale, ou en tous les cas, pas seulement verbale.

Nous devenons alors des inspirs189. Or un inspir est quelqu’un de transfigur. Chaque mouvement est signe de sa transfiguration. Sa prsence montre un ego dpass et la mise l’cart d’un ancien ordre. L’inspir touch par une vrit morale est tourn vers l’autre, dans l’immdiatet d’un instant190. Cette immdiatet de l’instant lui fait viter le pige du trop de conscience. Car c’est dans l’intervalle, dans le temps, de l’analyse et du retour rflexif sur soi, que l’inspir, plus si inspir que cela, se demandera pourquoi ? dtruisant l’lan de vrit donn dans l’instant-clair de l’intuition inspiratrice.

Bref, la diffusivit de la vrit se fait dans l’immdiatet des actes prenant son essor sur le tremplin de vrits clairantes mais fugaces. La diffusivit de la vrit ne se fait pas de manire lente, dialectique et controversable. Les opinions sont sujettes discours non la vrit. La vrit rayonne de telle manire que "l’vnement tait un lan du coeur, et l’enchanement est une simple mcanique"191. La vrit ne sera donc jamais ritrative grammatiquement. Si tel tait le cas, ne suffirait-il pas que des lois soient formules, pour faire respecter la vrit ? La vrit ne se diffuse pas dans des livres, mais par des lans humains issus de cette concidence avec l’impalpable.

La vrit ne se diffuse que par "l’homme ralis" par la vrit. L’homme en action est le vecteur d’une vrit pneumatique qui lui a t offerte dans cet clair instantan de l’intuition. Cet clair proposant l’intention l’action donne l’impression qu’il existe une sorte de moteur au-del de la raison, et qui rend la vrit attrayante et peut-tre ineffable. Ce moteur, c’est un lan, un mouvement, un trope intentionnel mobilis par une vertu minemment suprme. Cette vertu c’est l’amour.

5) D’UN QUELQUE CHOSE QUI REND VRAI LA VRIT: L’AMOUR.

Un homme qui est passionn par la recherche de la vrit est un homme amoureux qui change de vie du tout au tout192. S’il lui arrive d’tre touch par la grce occasionnelle de l’inspiration intuitive, alors son amour ne connat certainement plus de bornes, et ses intentions sont rellement transfigurantes et transfigures. La vrit n’est pas juge, elle ne condamne pas. Elle est trop humble pour cela, trop prvenante, trop aimante. A nous, en quelque sorte d’accuser rception de la vrit. Or on ne peut le faire qu’en tant dans le sein de l’amour.

Les vrits dont nous pouvons nous faire les hrauts ont en commun d’tre issues d’un tout autre ordre. La vrit reste alors "impitoyable"193. Comment la faire tre sans qu’elle garde son caractre de "raideur simpliste, formelle et en somme si peu humaine"194 ?

Avec Janklvitch prenons un exemple. Nous savons que nous ne devons pas mentir. Cette loi de vrit nul n’ose la mettre en question. Pourtant il existe des cas o il est plus vrai de mentir que de dire la vrit. Ces cas on ne peut les comprendre que lorsque nous sommes baigns par l’amour. Disons-le : "La vrit est de peu d’importance ds lors que le malheur d’un seul gueux en est la condition; rien qu’ admettre le supplice d’un seul petit enfant dans l’intrt suprieur de la vrit, il y a de quoi perdre l’envie de manger son pain, de dormir, de dire Amen."195 Ainsi dans bien des cas "c’est la vrit pure et simple qui (...)est un mensonge"196.

La vrit peut-tre fausse terme. Une vrit sans amour est une vrit peu clairvoyante autant dire aveugle. On ne peut que ressentir l’allusion de Janklvitch comme un puissant mmento, qui prouve la justesse de son analyse, lorsqu’il dit "Malheur ceux qui mettent au-dessus de l’amour, la vrit criminelle de la dlation !"197.

L’amour "voit grand". Sa vue est plus large que l’troite vrit de l’instant-pointilliste. A l’instant-pointilliste est donc oppos une vue englobante et englobe dans laquelle l’amour reconnat les siens. Un amour qui dpasse la vrit en la contredisant, peut-tre de temps en temps, ne contredit pas, en fin de compte, la bienveillante vrit. En fin de compte, car "Dieu n’aura pas trop de peine reconnatre les siens", "Dieu saura pardonner celui qui a trich pour sauver ses frres et soeurs cratures, et il enverra les grandes consciences incorruptibles rejoindre les voyous qu’elles ont si bien aids"198.

Car il faut le reconnatre ce n’est pas la vrit qui est au-dessus de tout ou par dessus-tout199, mais la bienveillance, le Bien. Or l’amour ne veut-il pas le Bien...car "seul il est absolument bon, et par suite absolument exigible"200. La vrit est donc renvoye ici un second ordre qui n’est plus la premire place. Il s’agit donc de savoir qui occupe la premire place, celle de la philosophie premire ?.

C’est aussi celle qui "pose arbitrairement la vrit et l’vidence et toutes les valeurs"201 sans tre pour autant une vrit. La nature de la survrit est d’tre le fons ordinis, le fondement et l’autrement de la mtempirie202, c’est--dire de toutes ces vrits essentielles qui ordonnent l’empirie.

Ainsi notre intelligibilit est comprise entre, une sur-intelligibilit que l’on ne peut raisonnablement connatre, et une sous-intelligibilit empirique qui est mettre en ordre. Comment penser l’amour dans ce ddale ? Est-ce que l’amour est le nom que l’on peut donner une sur-intelligibilit dont on sait qu’elle est "ce je-ne-sais-quoi d’inexplicable, d’injustifiable et d’impalpable qui est le principe mme de l’inquitude mtaphysique"203 ?.

Janklvitch pense que ce "dsir infini de quelque chose d’autre" a "quelque parent tant avec l’Eros profane du Banquet, qu’avec L’Eros sacr de Jean de la Croix"204. Que recherchons-nous si ce n’est l’origine radicale du sens de la mtempirie et par suite de l’empirie, exprim dans ce dsir infini de quelque chose d’autre. Pour le philosophe "ce qui fait qu’on pense ne peut-tre qu’impensable"205. Voil peut-tre pourquoi Janklvitch ne peut affirmer : c’est l’Eros. Il dit simplement qu’il a quelque parent; avoir quelque parent ce n’est pas tre vraiment; c’est tre vaguement, par un lien quelconque, rattach la survrit. N’est-ce pas une manire dtourne de faire sentir que l’amour est impensable, puisque nous ne pouvons l’approfondir par l’effort de notre rflexion.

Dire que la mtempirie, les essences sont fondes dans un quelque chose d’inconnaissable, c’est rendre fragile tout l’difice du monde et des choses humaines et matrielles. C’est rvoquer le caractre du cela-va-de-soi et de la confiance accorde d’emble au monde206.

Tout ne va plus tellement de soi car dsormais le mtalogique de la survrit floue du je-ne-sais-quoi, supplante toute logique. Si c’est le flou et l’impens qui prdomine alors rien ne sera jamais acquis et une rvocation totale ou partielle reste toujours possible. Or l’amour ne peut-il pas tout ? Il suffit que l’ide nous en soit suggre par Vladimir Janklvitch pour que nous pressentions que cet "amour qui est littralement l’au-del de la vrit"207 le soit aussi pneumatiquement.

Mais ce souffle si lger de l’Eros qu’aucune occurrence de la raison ne russira capter ne peut-il pas tre vu dans ses oeuvres ? N’est-ce pas dans l’action, que nous pourrons connatre de quelle manire l’amour de la vrit inspire notre me ?

Le terrain privilgi sur lequel l’amour est le plus efficient ne devrait-il pas tre celui de l’empirie, et donc ce sera ici-bas qu’il nous faudra aller, si nous voulons poursuivre notre enqute sur une vrit dsormais subordonne l’amour.

 

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